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nombre considérable de suffrages. Elle a eu et elle a encore de notoires partisans. On devrait même dire que si, dans les détails de l’application pratique, elle a rencontré des oppositions violentes, elle a bénéficié au fond d’une approbation à peu près unanime ! C’est pourtant au fond qu’elle nous semblerait le plus attaquable : c’est parce que le postulat politique et moral, sur lequel elle cherche à s’appuyer, se trouve entièrement faux dès son origine, qu’elle n’a jamais pu et qu’elle ne pourra jamais aboutir. Le théoricien qui dépensa tant de foi, d’énergie, et de patience à faire triompher sa pseudo-doctrine, ne s’est pas aperçu que la rigueur de ses déductions logiques restait continuellement viciée par une erreur initiale, et qu’il était la perpétuelle dupe de sa propre scolastique. Nous allons voir comment et pourquoi.

J.-J. Weiss, on le sait, lui reprochait sévèrement son « légalisme féroce ». Il est indéniable que Dumas fils, en effet, « pousse la plupart du temps jusqu’au fétichisme le culte des situations régulières ». Il a souvent attaqué les lois ; il a, en revanche, professé pour la Loi un respect superstitieux. C’est toujours à une loi quelconque que conduit chacune de ses thèses : loi pour garantir la virginité des jeunes filles ; loi pour relever la condition des enfans illégitimes ; loi pour obliger les oisifs à travailler ; loi pour mieux protéger les femmes contre les hommes et aussi les hommes contre les femmes. Au bout de tous les chapitres de son œuvre, il y a inévitablement un article du Code à édifier ou à démolir. « L’obsession juridique » le hante, ainsi qu’on l’a très justement remarqué ; et peu importe dès lors qu’il ait été un jurisconsulte très ignorant[1], qu’il ait confondu la nullité et la dissolution du mariage, ou qu’il n’ait pas saisi la différence entre une ordonnance de non-lieu et un acquittement ; ceci prouve simplement qu’il avait fait du droit comme il avait fait de la physiologie, un peu en amateur, assez pour éblouir sa propre imagination de la virtuosité, d’ailleurs médiocre, avec laquelle il employait les sonorités bizarres et imprévues des termes techniques, pas assez pour s’imprégner de sciences compliquées et abstruses. Mais ceci n’empêche point qu’il ait manifesté, d’un bout à l’autre de sa carrière, une confiance sans bornes dans l’efficacité sociale de bonnes réglementations, appuyées le plus souvent sur des sanctions impitoyables ; la prison ou la mort sont des peines que

  1. Voir à ce sujet un volume assez curieux d’un agrégé à la Faculté de droit d’Aix, M. Félix Moreau, intitulé : le Code civil et le théâtre contemporain.