Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/544

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et gronde comme au lendemain du jour où cette brèche prodigieuse se forma dans la solitude des temps préhistoriques. On a donné des noms au chaos cependant ; les guides veulent que cela s’appelle le Tableau et ceci la Niche. Au fait pourquoi pas ? Le Tableau, taillé tout droit comme d’un « cul coup de ciseau, mesure huit cents pieds ; jamais toile plus lisse et plus unie ne fut tendue pour recevoir un chef-d’œuvre ou pour délier la main de l’ouvrier ; la Niche, qu’elle soit romane ou gothique, est un arc mal dégrossi à une hauteur que n’atteindrait aucune architecture ; nul n’entrera jusqu’à la fin des âges dans la nef obscure dont elle marque l’entrée. Longtemps la figure pétrifiée d’un des géans du Saguenay garda cette caverne, la couvrit de son corps, puis cette sentinelle séculaire s’est écroulée soudain, laissant les regards profanateurs pénétrer dans l’antre où naguère on pouvait imaginer et placer tout ce qu’on voulait, où maintenant apparaît la vérité cachée pendant des millions d’années peut-être. Il n’y a rien, la niche était vide.

Cependant l’obligeant capitaine, qui fait les honneurs de son bord à la façon d’un imprésario enchanté qu’on applaudisse, paraît, ramenant avec lui cette demoiselle qui trouvait le décor monotone et suivi d’un groupe de gens que le froid humide avait jusqu’ici retenus à l’intérieur. C’est que la pièce, si sensationnelle qu’elle soit d’un bout à l’autre, a un clou qu’il ne faut pas avoir manqué. Pour beaucoup de gens, le voyage du Saguenay se résume à la rencontre des caps Trinité et Eternité, multipliés par la photographie dans tous les hôtels, dans tous les magasins, de Montréal jusqu’à Québec, et contre lesquels à cause de cela je couve cette mauvaise humeur que vous inspire très souvent ce qui est populaire et indiscuté. Mais il n’y a pas de parti pris qui tienne. Il faut ici comme au Niagara être de l’avis de tout le monde, malgré l’ennuyeuse affluence des curieux, la stupidité des exclamations, et même, ô horreur ! malgré certaine annonce peinte en grosses lettres sur l’une des pointes du cap par un grand fourreur de Québec que je voue à la dent des ours vengeurs. Ces vulgarités outrageantes disparaissent dans un ensemble sublime.

Notre bateau, arrêtant sa fumée, s’approche le plus qu’il peut des deux masses syénitiques jumelles qui sortent de l’eau côte à côte, séparées par une baie étroite et d’une profondeur presque égale à leur taille laquelle, au-dessus du fleuve, est de 1 800 et