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part on ne trouverait aussi semblable à lui-même le paysan normand de ce temps-là.

On partait beaucoup de la Normandie, en effet, quand ce n’était pas de la Bretagne ou du Poitou, de la Saintonge, de l’Aunis, du Perche ; on s’embarquait à Dieppe, à Saint-Malo, à la Rochelle. Les mots de patois rappellent ces trois provinces : brayer le lin, grouiller, itou pour aussi, câline pour coiffe, la brunante pour la brune, le sorouet pour le sud-ouest, butin pour vêtemens, meubles ou effets quelconques, les cordeaux (la bride) d’un quevalle (un cheval). Le laboureur qui touche dit hu dia ! L’endormitoire vous prend (vous vous endormez), aurait ravi George Sand. Des mots de marin se mêlent à ces archaïsmes : embarquer, débarquer pour monter en voiture ou en descendre, arrimer ou amarrer son tablier. Quelques expressions sont détournées de leur sens, comme carriole, qui au Canada signifie traîneau, tandis que le nom de traîneau s’applique seulement à la schlitte. Tous les oiseaux sont du gibier, langage de chasseur ; l’abbé Huard parle d’un enfant qui traitait de gibier le Saint-Esprit sous forme de colombe. Il trouve jolie l’ellipse qui fait dire : j’ai hâte à dimanche, au lieu de : j’ai hâte d’arriver à dimanche, et ne doute pas que le Roi-Soleil n’ait prononcé : — L’Etat, c’est moué.

Décidément la journée sera belle, mais il fait froid, mes fourrures ne sont pas de trop. Les hommes n’ont garde de laisser leurs pipes s’éteindre. Ils pensent évidemment, comme jadis Cartier, quand il emprunta l’usage du tabac aux sauvages, « qu’il est bon de se remplir d’une fumée chaude ». D’ailleurs la tentation de fumer une pipe est inséparable chez le Canadien de la flânerie, à ce point qu’il dit fumer pour flâner. Le Comte de Paris fut fort amusé des termes dans lesquels on lui conseilla de voir la population rurale : « Fumez donc chez les petites gens. » Cet usage invétéré de la pipe donne même à beaucoup de physionomies une expression particulière ; les coins de la bouche sont fléchissans et le tuyau a creusé au milieu de la lèvre inférieure comme une petite rigole. Mais je ne laisse pas fumer en repos M. le Supérieur du séminaire de Chicoutimi.

Il continue d’être victime de la fureur interrogante dont je me rends toujours coupable en voyage pour peu que je rencontre un partenaire de bonne volonté. Mettre la main sur un naturaliste, quelle aubaine ! Je l’exploite donc sans remords. Il a fallu qu’il m’énumérât toutes les différentes espèces de conifères qui