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difficultés[1]. » Et c’est bien à peu près ainsi qu’il apparaît au premier abord ; mais, quand on regarde de plus près, on voit qu’il est plus compliqué. Cet homme qu’on se représente toujours solennel, auquel il semble qu’il soit défendu de se délasser jamais et de sourire, car on lui répète « qu’il doit compte à la république de son repos comme de son activité[2] », ne laisse pas, dans son intérieur, d’être plaisant, jovial, de jouer comme un enfant avec ses amis[3], quand il est sûr qu’on ne le voit pas. Devant le monde, il a l’air de mépriser les trafics d’argent, ce qui ne l’empêche pas de faire l’usure en cachette ; il affirme à qui veut l’entendre « qu’il ne convient pas que ceux qui sont les maîtres du monde en soient aussi les exploiteurs[4] », mais, s’il appartient à la catégorie des gens auxquels la loi défend toute opération de commerce, il commandite en secret de grandes maisons de banque qui prêtent à 60 pour 100 aux petits rois et aux villes endettées de l’Asie ; il feint d’ignorer les arts de la Grèce, il écorche le nom d’Apelle et de Phidias quand il parle devant le peuple, et il se ruine pour acheter leurs ouvrages. Il fait semblant de n’avoir d’estime que pour les usages de ses pères, il affiche un dédain superbe pour tout ce qui vient de l’étranger ; en réalité, il est à l’affût des bonnes inventions qu’on a faites ailleurs pour les introduire chez lui. Il parle avec mépris des autres et avec orgueil de lui-même, mais au fond il est plutôt modeste. Il n’a jamais cédé à la sotte vanité des peuples grecs qui se disent autochtones et font remonter leur origine à la création du monde ; il sait que sa ville est récente et il nous dit exactement son âge, il raconte l’occasion qui lui a donné naissance, et que ses habitans furent d’abord un ramas de bannis et peut-être de bandits.

Voilà dans la même personne des qualités très contraires, et, pour ainsi dire, deux personnages réunis, l’un qui se montre, ou plutôt qui s’étale avec complaisance, l’autre qui se cache discrètement, et je crois bien que des deux, le plus ancien, le véritable est celui qui prend soin de se cacher ; c’est lui au moins qui paraît tenir de plus près à la race italienne d’aujourd’hui, si vive, si animée, si pétulante, et qui a probablement conservé

  1. Saint-Evremond, Réflexions sur les divers génies du peuple romain, 2e partie.
  2. C’est le mot du vieux Caton, que Cicéron a rapporté : Non minus olii quam negotii rationem exstare debere.
  3. Horace, Sat., II, 1, 72.
  4. Nolo eumdem populum imperatorem et portitorem esse terrarum. Cicéron, de Rep., IV, 7.