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leurs violences ; au Champ de Mars, les élections amenaient des rixes fréquentes ; on criait beaucoup, on se battait quelquefois sur le Forum ; le repos des citoyens paisibles en était fort troublé : c’est malheureusement la condition des cités libres, surtout quand elles contiennent, comme Rome, une population énergique, et qui a le sentiment d’une grande destinée. « Pour règle générale, dit Montesquieu, toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n’y est pas. » En somme, ces luttes, dont les gens paisibles se plaignaient si amèrement, n’ont pas eu les résultats qu’on redoutait ; je crois même qu’on peut prétendre qu’elles ont rendu plus de services qu’elles n’ont causé de dommages. Les partis, ne pouvant se détruire, ont bien été forcés de se supporter, et même de s’entendre. Ils se sont fait une place dans la république et y ont apporté avec eux leurs qualités propres. Ces qualités, en général opposées entre elles, se sont tempérées et complétées les unes par les autres, pour le plus grand profit de l’ensemble. C’est ce que Michelet a fort bien montré : « Les plébéiens, dit-il, constituaient dans Rome le principe d’extension, de conquête, d’agrégation ; les patriciens celui d’exclusion, d’unité, d’individualité nationale. Sans les plébéiens, Rome n’eût pas conquis et adopté le monde ; sans les patriciens, elle n’eût point eu de caractère propre, de vie originale, elle n’eût point été Rome. »


V

Mais le service le plus important peut-être qu’ait rendu à Rome sa constitution, c’est de former à son image le peuple pour qui elle était faite. Il n’est pas possible de méconnaître l’influence qu’elle eut sur lui et comment elle l’a façonné. Je voudrais que ce fût encore la mode de composer des portraits, comme on faisait au XVIIe siècle dans les sociétés polies, et non seulement des portraits d’hommes ou de femmes, mais des portraits de peuples. Celui du Romain, tel que l’ont esquissé Saint-Évremond, Corneille et les gens de leur temps, est très simple : ils imaginent un personnage tout d’une venue, grave, austère et même farouche, « chez qui l’amour du pays ne laisse rien aux mouvemens de la nature ; qui est furieux de liberté et de bien public, avec une âpreté de naturel qui ne se rendait jamais aux