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peuple qui leur semblait, depuis Romulus et Numa, être toujours resté le même. Soyons assurés que cette flexibilité cachée sous une raideur apparente, qui permit d’introduire dans la constitution des élémens nouveaux sans que l’ensemble en parût modifié, et de la rajeunir à propos, en lui conservant cet air de vieillesse qui impose le respect, fut pour ce gouvernement une grande force et peut-être la principale cause de sa durée.

Mais il y en avait d’autres aussi, et dont on voit bien qu’il ne se doutait pas. — Si l’on avait demandé à quelque personnage important, dans un de ces momens où la crainte des troubles civils inquiétait les bons citoyens, d’où pouvaient venir les dangers qu’on redoutait, il n’aurait pas manqué d’accuser des malheurs publics les luttes entre les patriciens et les plébéiens, qui étaient, disait-on, le fléau de la république[1], et d’affirmer que tout irait bien si l’on supprimait les tribuns du peuple, « ces bavards, ces brouillons ! qui faisaient métier de semer la discorde entre les citoyens[2]. » C’était l’opinion de tous ceux qui s’appelaient entre eux, et qu’on avait fini par appeler les honnêtes gens, optimates. Cependant ils se trompaient. Nous regardons aujourd’hui comme une condition de vie et de santé pour un État libre l’existence de deux grands partis politiques qui se disputent le pouvoir, et il nous paraît bon que ces partis aient leurs chefs naturels, reconnus, acceptés, qui leur aient inspiré assez de confiance pour pouvoir, au besoin, dans un moment de crise, les modérer et les retenir. A Rome surtout, où le peuple se recrutait sans cesse d’affranchis et d’étrangers, que serait-il arrivé s’il n’y avait pas eu un parti constitué et organisé, avec un cadre de vieux citoyens, qui pût recevoir ces recrues dangereuses, et leur imposer ses traditions et sa discipline ? N’était-ce pas une garantie pour la sécurité publique de les faire entrer dans le rang, de les placer sous la conduite des tribuns ? et valait-il mieux les laisser se choisir des meneurs de hasard, qui n’avaient rien à ménager, que de leur donner des chefs régulièrement élus, compris parmi les magistrats ordinaires, qui ne devaient pas être tentés de sortir de l’ordre légal auquel ils appartenaient et de démolir la machine dont ils étaient un des rouages ? Sans doute, les tribuns ont été souvent très incommodes, et les plébéiens tout à fait insupportables par leurs prétentions et

  1. Discordia ordinum venenum est urbis hujus, patrum et plebis certamina. Tite-Live, III, 67.
  2. Loquaces, seditiosos, semina discordiarum. Tite-Live, III, 19.