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à peu près la même chose, c’est ce droit même qu’avec tout le classicisme Chénier n’a jamais reconnu ; — et c’est ce qui achève de le distinguer des romantiques.

M. Henri Potez conclut donc avec raison : « Le caractère puissamment objectif des littératures antiques se retrouve dans l’œuvre d’André Chénier. Il estimait que, pour rendre une œuvre intéressante à ses semblables, l’écrivain qui connaît son art doit s’élever en quelque sorte à l’universel, atteindre à l’impersonnalité sans cesser d’être vivant. Il pense avec une longue série d’ancêtres, il suit une tradition, se souvient, imite et emprunte. Il aime la nature pour elle-même, non point pour en faire la confidente de ses sentimens. Souvent il condense sa pensée en sentences, en maximes, et la rend vraie pour tous les temps, pour tous les lieux. Souvent encore il a le tour didactique… Et ce sont là des raisons pour lesquelles il est fort loin du romantisme, s’il s’en rapproche pour d’autres. » Et M. Louis Bertrand, à son tour, résume ainsi ces « autres raisons ». « En somme, ce que les romantiques ont dû à Chénier se réduit à ceci : d’abord il leur a offert l’idée d’un vrai poète en un temps absolument dépourvu de poésie. Ensuite, ils ont pu se réclamer de lui pour autoriser dans la langue et dans la prosodie des innovations qui cependant sont très différentes des siennes, pour ne pas dire qu’elles leur sont diamétralement opposées. »

Mais ce que M. Louis Bertrand et M. Henri Potez, dans leur préoccupation de séparer le « dernier des classiques » d’avec les « premiers romantiques », n’ont pas dit assez clairement, c’est qu’après cinquante ans écoulés, Chénier n’en avait pas moins fait école ; et le grand intérêt de cette observation, c’est d’en finir avec la confusion qu’on fait encore, que M. Bertrand et M. Potez semblent faire l’un et l’autre entre les « Romantiques » et les « Parnassiens ». Elle est précisément analogue et inverse de celle que la critique a longtemps faite entre les « Romantiques » et les « derniers des Classiques ». En d’autres termes encore, les Parnassiens ne doivent aux Romantiques que ce que les Romantiques doivent eux-mêmes à Chénier ; et, d’un autre côté, par un détour assez inattendu, c’est en retournant à l’esthétique de Chénier que les Parnassiens ont achevé de secouer l’influence des Romantiques. Becq de Fouquières en avait déjà fait, mais un peu timidement, la remarque, dans sa dernière et monumentale édition des Œuvres, celle de 1888 : « Pour peu qu’on étudie avec quelque attention notre poésie contemporaine, y disait-il, on sera frappé de l’influence pénétrante de l’art d’André Chénier sur elle, par-delà Victor Hugo lui-même.