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à s’enivrer de nos alcools. Et sans doute on voit bien ce que pourraient y gagner quelques capitalistes, mais non pas le progrès, la civilisation, ni l’humanité. Ai-je besoin, après cela, d’ajouter que le premier résultat de la suppression des armées, ce serait l’affaiblissement de l’idée de patrie ? et croit-on que le moment soit venu d’y songer ?

C’est ce que l’instinct de la foule a bien senti, dans ce procès tristement fameux, et qu’en dépit de tous les sophismes l’armée de la France, aujourd’hui comme jadis, c’était la France elle-même. Elle l’est de par nos traditions, si depuis huit ou dix siècles, et même davantage, — la Chanson de Roland est là pour le prouver, — ce sont nos armées qui nous ont faits ce que nous sommes, et si c’est dans leur sang, depuis Bouvines jusqu’à Sedan, victoire ou défaite, que s’est préparée, cimentée, consolidée l’unité nationale. Elle l’est par sa composition, étant elle-même l’armée la plus nationale, peut-être, qu’il y ait dans l’histoire ; ouverte à tous, plus ouverte que jamais de nos jours ; et, plus que jamais, dirigée par une élite, si, dans notre âge de science, de commerce, et d’industrie, ceux-là forment la véritable élite, qui peut-être ne sont pas « très forts » en chimie organique ou en paléographie, mais qui ont consenti, d’une manière tacite, en revêtant l’uniforme, le sacrifice de leur existence, et, en attendant qu’on le leur demande, l’abnégation de leur volonté. Elle l’est par son esprit, si la préoccupation même de l’avancement, dont on la raille assez inintelligemment, n’y est qu’une forme de l’amour de la gloire, et si, de cet amour de la gloire ou de la gloriole, — disons, si l’on le veut, de cette vanité du galon, — s’engendrent le mépris de l’argent, le respect de soi-même, et la religion de l’honneur ! Elle l’est encore par sa discipline, la plus humaine qui soit, mais surtout la moins aristocratique, la plus égalitaire, la plus conforme donc au génie de la France. Elle l’est enfin par la protection qu’elle assure au développement de l’idée démocratique ; et qui ne sent, comment ne sentirait-on pas, que bien loin d’y faire obstacle, au contraire, sans l’armée, c’est la démocratie qui serait elle-même en danger de périr ?

Ne l’oublions pas, en effet, que nous sommes environnés de voisins dont les dispositions à notre égard ne sont pas précisément hostiles, mais complexes, et la sympathie même, depuis cent ans, ou de tout temps, toujours mêlée d’un peu d’inquiétude. Souvenons-nous également que, si nous poursuivons, depuis cent