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et venues des pigeons : nous avons par suite dans nos déductions, sinon la certitude, du moins une grande probabilité. Mais nous allons citer quelques cas plus concluans que le premier.

Un pigeon appartenant à un colombophile de Grand-Couronne vient s’abattre dans le jardin de M. le général M…, à Evreux. Nous devions le jour même nous rendre à Rouen. Nous emportons le pigeon égaré et nous le mettons en liberté dans la gare de Grand-Couronne, à proximité de son colombier. Le pigeon s’oriente et retourne à Evreux chez M. le général M… Repris de nouveau, il est cette fois expédié en colis postal à son propriétaire. Laissé libre au colombier, il ne songe plus à retourner à Evreux. Le pigeon s’arrêtant pour se reposer et manger chez M. le général M… n’a pas considéré un seul instant cette maison inconnue comme un nouveau domicile ; elle représente pour lui un point de l’itinéraire précédemment suivi et doit être par conséquent le point de départ de ses investigations futures : après quelques heures de repos, il repartira de là pour reprendre le contre-pied de la voie aérienne qui l’a amené à Evreux. Il ne songe qu’à retrouver le colombier perdu.

Nous le portons à Grand-Couronne et nous le lâchons à deux pas de son colombier. Mais le sens de l’orientation lointaine, le sixième sens, est seul en action chez lui à l’exclusion des cinq premiers. L’oiseau reprend donc son contre-pied, passe comme hypnotisé en vue de sa demeure sans la voir[1], et regagne à Evreux le point par lequel passait cet itinéraire qu’il cherche à reconstituer.

Son calcul est déjoué ; amené au domicile même de son propriétaire et mis en liberté, il se reconnaît cette fois. Les cinq sens réveillés par des sensations plus fortes reprennent le dessus et le sixième sens, devenu inutile, cesse de fonctionner.

Il existe à Orléans un colombier d’internement n’ayant aucune issue donnant sur l’extérieur. Les pigeons qu’on y enferme et qui proviennent des colombiers de Paris et du Nord, y vivent dans une demi-obscurité, et dans l’ignorance absolue de ce qui

  1. " Si la vue était le principal moyen d’orientation chez le pigeon, les habitans des colombiers du quartier de Grenelle seraient singulièrement favorisés depuis la construction de la tour Eiffel. Celle-ci est un point de repère précieux, facile à apercevoir dans un rayon de 200 kilomètres autour de Paris. Or, d’après une enquête que nous avons faite à ce sujet, le pour cent des pertes éprouvées dans la saison d’entraînement par les colombiers situés auprès du Champ-de-Mars est absolument le même aujourd’hui qu’avant la construction de la tour.