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Il est peu d’amateurs d’art qui ne se soient posé cette question. Et en dépit des tableaux exposés çà et là avec des signatures italiennes, malgré la curieuse valeur d’artistes comme MM. Michetti, Sartorio, Laurenti, Belloni, Fragiacomo et bien d’autres qu’on pourrait nommer, la réponse qu’on se fait à soi-même est ordinairement un peu triste. Il n’y a plus de maîtres italiens. Pourtant, depuis une dizaine d’années, à Munich, à Londres, à Amsterdam, à Venise, parmi tous les inutiles documens réalistes et toutes les banalités symbolistes dont s’enorgueillissent les Salons européens, on voit apparaître d’étranges paysages glaciaires. Pendant longtemps, on a évité de les regarder. Le sujet en était incompréhensible, l’art un peu rude, l’auteur inconnu. Cela représentait des effets de soleil fulgurans sur des plantes étincelantes comme des épées et des arbres tordus comme des flammes dans le voisinage immédiat de glaciers rugueux, avec de petits lacs moroses au milieu de pierres noires et une humanité misérable qui peinait ou sanglotait parmi cette étourdissante fanfare de bleus, de jaunes, de rouges, de céruse et d’émeraudes. C’était peint par stries revêches ou par effilochages ou par points de couleurs crues qu’on eût dites gelées. C’était signé : Giovanni Segantini, et daté : d’abord de la Brianza, ensuite de Savognino, à 1 239 mètres au-dessus du niveau de la mer, enfin de la Maloja, à 1 817 mètres, comme si l’artiste, qui envoyait ces poèmes barbares dans nos villes modernes, voulait s’éloigner chaque fois davantage de notre civilisation, et — tel que Fervaal gravissant sa montagne, — ne croyait pouvoir atteindre son idéal qu’en oubliant les plaines monotones et fécondes où nous nous agitons… On passait, mais l’impression ne passait pas. Où était ce pays ? Que voulait cet art ? Quel était cet homme ?

En allant à Milan, on retrouvait ces pages saisissantes en plus grand nombre et l’on entendait sur elles d’étranges histoires. Des voituriers et des bergers bergamasques descendus des montagnes de la Haute-Engadine racontaient que, là-haut, du côté de Chiavenna, plus haut que Promontogno, plus haut que Casaccia, dans un pays où le chemin de fer ne pénètre pas, ils avaient vu, sur l’Alpe déserte, seul, dans la neige par des froids intenses, durant des heures entières, un homme occupé à d’inexplicables soins. Il n’était là ni pour recouvrer la santé perdue, ni pour cultiver une terre ingrate et maigre. Il couvrait de couleurs de grandes planches dressées dans cette montagne immobile, blanche et silen-