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« Il ne faut pas juger l’Enéide avec nos idées modernes. On se plaint souvent de ne pas trouver dans Enée l’audace, l’élan, la passion. On se fatigue de cette épithète de pieux qui revient sans cesse. On s’étonne de voir ce guerrier consulter ses Pénates avec un soin si scrupuleux… On ne manque guère non plus de lui reprocher sa froideur pour Didon, et l’on est tenté de dire avec la malheureuse reine :


Nullis ille movetur
Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit.


« C’est qu’il ne s’agit pas ici d’un guerrier ou d’un héros de roman. Le poète veut nous montrer un prêtre. Enée est le chef du culte, l’homme sacré, le divin fondateur, dont la mission est de sauver les Pénates de la cité. » Selon Fustel de Coulanges, c’est donc juger l’Enéide avec nos idées modernes que d’en appeler le héros « un ridicule et pieux Enée », ainsi que l’a fait Lamartine. M. Gaston Boissier se rapproche de Fustel de Coulanges quand il dit[1] : « C’est le pauvre Enée qui ouvre pour nous la série des amoureux ridicules. » Remarquez ces deux petits mots : pour nous. M. Gaston Boissier a écrit quelques lignes plus haut : « Peut-être que, si Virgile nous avait tout à fait maintenus dans le monde de l’Iliade et de l’Odyssée, nous serions moins choqués de le voir se comporter comme Ulysse (avec Calypso) ; mais Didon, qui est de notre sang, nous dépayse de l’épopée homérique ; elle nous ramène à notre époque. » Fortement ancré à l’antique croyance, Fustel de Coulanges, lui, ne se laisse pas dépayser. Il n’est pas choqué de la froideur d’Enée, il ne lui reproche pas l’abandon de la reine de Carthage ; et il justifie, longtemps à l’avance, la distinction fine et profonde de M. Gaston Boissier.

Je devais insister sur cette partie du beau livre de Fustel de Coulanges : on y voit en pleine clarté l’idée maîtresse et le développement de la thèse sur Vesta. Elle démontre d’une façon décisive l’efficacité de cette méthode mythographique qui, remontant toujours, ne s’arrête qu’aux plus vieilles légendes, qu’aux témoignages même antéhomériques, qui les ont conservées. D’autre part, l’emploi de cette méthode, maniée par une intelligence supérieure, justifie les premiers essais mythologiques de l’Ecole, et rattache Fustel de Coulanges à ses aînés, qu’il continue en les surpassant.

  1. Revue des Deux Mondes du 15 février 1894, page 781.