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un agent de décomposition sociale. Il y a, chez beaucoup de nos contemporains, une sorte de déformation des âmes par le jeu et de corruption de la société par la spéculation. Aussi peut-on dire que c’est là une question d’hygiène morale et d’hygiène sociale.

Le goût croissant du jeu pousse chaque année un nombre plus grand de victimes à la folie ou au suicide ; et ce n’est là qu’un de ses moindres méfaits. Son grand vice est de dégoûter du travail, de faire prendre en dédain la besogne régulière et les bénéfices médiocres, de susciter les ambitions malsaines, les cupidités effrénées, les rêves de luxe et de grandeur, la soif de jouir, le goût des plaisirs faciles. A cet égard, le jeu ne détraque pas seulement les fortunes, il détraque souvent les esprits. Comme les boissons capiteuses, c’est un excitant malsain ; il contribue au déséquilibre mental et moral de tant de nos contemporains ; il entretient et irrite la nervosité. Beaucoup aiment presque autant la spéculation pour les émotions quotidiennes qu’elle apporte, pour le frisson qu’elle procure, que pour les bénéfices qu’elle promet. À ce titre, elle fait parfois autant de mal à ceux qu’elle enrichit qu’à ceux qu’elle ruine.

Qu’est-ce donc au point de vue social, si l’on regarde, non plus ceux qui s’y livrent, mais ceux qui en sont témoins ? Ses triomphes sont plus néfastes que ses défaites, parce qu’ils sont plus démoralisateurs. Le surgissement soudain des fortunes suspectes apprend au peuple le mépris des riches avec la convoitise des richesses ; il lui enseigne à douter de la légitimité de la fortune et de la propriété ; il lui fait croire que la richesse, au lieu d’être l’enfant légitime du travail et de l’intelligence, n’est que la fille naturelle et comme le bâtard de la fraude et du hasard. Comment exiger des masses le respect de fortunes ainsi gagnées et non acquises ? En ce sens, aussi, « l’agiotage capitaliste », selon l’expression des docteurs du collectivisme, donne un aliment aux haines sociales et aux préjugés socialistes. A tout prendre, c’est un dissolvant de la société. Avec sa hâte de généraliser, le peuple se persuade que toute richesse est viciée dans son germe et que tout riche est un fripon.


VI

Veut-on s’en prendre au jeu, une des plaies assurément de notre pays et de notre époque, comment oublier que la Bourse n’est