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de Chine, et la panthère au Turkestan. Ceux-là, munis de thé, de sel et de biscuit, riches d’une marmite et d’un réchaud, vivaient depuis huit jours dans la forêt ; ils portaient en sautoir non pas des arcs, mais de longues raquettes finnoises qu’ils chaussaient par instans, en terrain favorable, pour filer sur la neige vierge ; ils portaient sur la civière une ourse pesante tuée tout à l’heure, chemin faisant. Mais l’ourson vivant, caché sous sa mère morte, fouissait et gémissait ; il cherchait les mamelles et les serrait dans sa gueule rose, étonné de les trouver froides ; soulevant ces pattes inertes, armées tantôt pour son salut, il les agitait à son tour, il leur rendait un peu de cette vie indivise qui lie la nourrice au nourrisson.

— Il faut le poser à terre, dit le plus petit des porteurs, en changeant d’épaule sa bricole.

Personne ne protesta, chacun ayant sa part de bagage et de fatigue. Abandonné, l’animal suivit d’abord, en gémissant toujours ; les chiens curieux se retournaient vers lui, une patte levée, en dressant les oreilles ; puis il fit une halte, courut de nouveau et s’arrêta enfin, petite boule noire qui s’effaçait dans le prompt déclin du jour septentrional.

Si longtemps qu’on eût marché sur cette neige douteuse et noircissante, l’officier poursuivait encore ; la boussole à la main, il naviguait au nord du monde, soucieux d’atterrir quelque part en ce dernier jour d’avant Noël. La nuit close l’arrêtant à la fin en plein hallier, on dressa la tente à la manière kirguise, on la capitonna chaudement avec de la neige et l’on s’endormit, la tête sous la toile et les pieds au feu. Celui qui veillait les autres, vers minuit, frissonnait aux bruits des ténèbres et de la solitude ; les sapins, craquant dans leurs mâtures, entre-choquaient leurs vergues blanches ; des souffles passaient obscurément ; puis une aile invisible heurta une branche et fit pleuvoir à terre une poudre de diamant. Chassant ces visions, cherchant en soi des réconforts, le soldat se souvenait de son village ; il se revoyait tout petit, portant à la main une lanterne de papier en forme d’étoile, et, de chaumière en chaumière, bondissant sur la neige haute :

« Christ est né ! — annonçait-il, — Christ au haut des cieux ! Christ par toute la te-e-erre !… »

La voix lui manquait pour aller jusqu’au bout du verset, mais les gens lui donnaient des kopeks, et, courant davantage, il chantait toujours…