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leur succès qu’à la corruption des mœurs, à l’ineptie des ministres, à la nullité de plusieurs souverains de l’Europe. » On prenait, au contraire, fort au sérieux, les fanfaronnades des émigrés, leurs conspirations de Franche-Comté, la ruine prochaine de la République, enfin l’auguste tripotage des agens du prétendant avec Barras, la solennelle escroquerie de ce Directeur ou de ses officieux, en vue de la restauration de Louis XVIII par un coup d’État, au moins par un coup d’escamotage politique. « Le bon dans cette révolution, disait encore Rostopchine, c’est que personne ne risque rien et que, si la chose venait à manquer, il n’y aura d’autre victime qu’un gueux de Barras. » Enfin les Russes craignaient un second Campo-Formio, un accord secret entre l’Autriche et la France. Il fallait que la Russie eût un gouvernement à elle à Paris ; il fallait rogner les ongles à ce misérable greffier, Thugut, et prévenir ses perfidies.

Thugut trouvait que les Russes le devinaient avec trop de perspicacité et le déconcertaient avec trop d’empressement. Ainsi le tsar avait naguère permis à l’Empereur de se nantir en Bavière, et maintenant le tsar garantissait à Max-Joseph son héritage ! Souvorof se mêlait, en Italie, de relever des trônes ! Qu’on le laissât aller à Rome, cet orthodoxe était capable de faire un pape russe, de « souffler » Rome et les Légations à l’Autriche ! Thugut eut alors révélation du traité de Londres, et vit, dans le secret gardé à son égard, l’intention de reprendre le vieux plan des Anglais, qui consistait à donner la Belgique en garde aux Prussiens. Entre cet Autrichien tortueux et des Russes aussi fantasques que Paul et Rostopchine, l’alliance devait inévitablement péricliter, l’action militaire se ralentir ; les Français, s’ils étaient encore de taille, allaient trouver le temps de se reprendre et, comme en 1794, de faire brèche entre les alliés, de disloquer la coalition.


V

Le Directoire périssait de son mal chronique. Il s’en allait par morceaux et ne pouvait survivre à sa corruption intime, qu’à coups d’amputations. Les élections du tiers sortant des Conseils, en avril, avaient été jacobines, et les Jacobins, visant à prendre le pouvoir, refusaient aux Directeurs les moyens de gouverner. Ce malheureux Directoire avait soulevé le mépris de la France entière et réalisé contre sa coterie, d’ailleurs horriblement divisée,