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paraît une entité ; et le tort fait à l’État semble donc moins grave que le tort fait à une personne. Sans compter qu’à l’heure qu’il est, il n’est vraiment pas prouvé que l’État rende à chacun de nous l’équivalent de ce qu’il lui demande ou lui prend. Que le « contrat social » ne soit pas un vain mot, et que ce contrat soit effectivement accepté de tous, on peut estimer que c’est là un postulat assez audacieux. Il faut quelque réflexion pour reconnaître qu’une acceptation de cette sorte, tacite, nullement libre, non précédée d’une consultation formelle, peut néanmoins être considérée comme valable, et que consentir à la loi sur les points où nous y rencontrons notre avantage, c’est y consentir sur tous les points. Cela n’éclate pas aux yeux du premier coup, et l’on concevrait ici, et l’on souhaiterait même, chez Denis Roger, quelque hésitation, quelque inquiétude, quelque effort, même maladroit et gauche, pour tâcher de « se rendre compte ».

Ce n’est pas tout. Que Denis Roger ait le devoir de ne léser ni Mlle Manon, ni même l’État, voilà qui est incontestable. Mais ce devoir va-t-il jusqu’à accepter d’être lésé lui-même par les suites d’une erreur dont il n’est aucunement responsable ?

Précisons un peu. En résiliant son bail, en revendant les meubles et les autres objets dont il a fait emplette, etc., ce sera sans doute tout le bout du monde si, des quarante mille francs innocemment dépensés par lui, il recouvre la moitié. Cette aventure le laissera donc plus pauvre de vingt mille francs, qu’il ne pourra payer. Cela est-il juste ? N’a-t-il pas au moins le droit de se retrouver dans la même position de fortune qu’avant l’aventure, et n’est-ce point assez des irréparables souffrances morales qu’elle lui aura values ? Mais, d’autre part, il est certain que la loi, qui n’a pas d’âme, qui est proprement stupide et qui ne saurait entrer dans la considération des cas exceptionnels, exigera de lui la restitution intégrale des six cent mille francs. Dès lors, Denis Roger n’est-il pas autorisé par sa conscience à tenir secret le testament du cousin, — à la seule condition de n’en point profiter, de restituer, sans le dire, les cinq cent quatre-vingt mille francs à l’État, ou mieux à la communauté, et, par exemple, d’en faire don à quelque hôpital ou à quelque œuvre de bienfaisance ?

Il y a là, tout au moins, une question, et que les casuistes les plus sévères n’estimeraient pas, je crois, indigne d’examen... Et enfin je reproche à Denis Roger, — petit bourgeois de France et qui, comme tel, devrait être prompt à croire que frustrer l’État ce n’est frustrer personne, — je lui reproche, dis-je, non point d’être rigoriste (car c’est encore le plus sûr), mais de l’être sans trouble, sans incertitude, et, semble-t-il, aussi aveuglément que sa femme et ses enfans sont