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que son bonheur ait jamais été troublé par de douloureuses inquiétudes d’esprit, par des crises de conscience. La religion de sa jeunesse fut celle de son âge mûr. Il avait une foi sincère, très épurée, très élevée, une sorte de simplicité chrétienne, qui n’attachait qu’une importance secondaire aux questions de dogmes et de formes. Le dur calvinisme lui répugnait, et il n’avait garde de croire, comme sa tante, que des millions d’hommes eussent été prédestinés au malheur éternel. Mais il respectait toutes les convictions sérieuses, et quand il rencontrait un méthodiste, il s’appliquait à ne pas le froisser. Une puritaine de sa connaissance à qui il demandait quelles étaient les nouvelles du jour, lui répondit : « En vérité, monsieur Tennyson, je ne sais qu’une nouvelle, c’est que le Christ est mort pour tous les hommes. — Ce sont là de vieilles nouvelles, répliqua-t-il, et de bonnes nouvelles, et des nouvelles toujours nouvelles. » Et la bonne femme fut contente de lui. Il n’avait pas plus de goût pour le rationalisme acerbe que pour l’orthodoxie dogmatisante et farouche. Il pensait que notre vie est une énigme dont nous n’avons pas le mot, que nous sommes entourés de mystères, que, s’il est absurde de les nier, il est puéril de les rapetisser ; et il en voulait à ses compatriotes d’être trop enclins « à considérer Dieu comme un incommensurable clergyman, et quelquefois aussi à le confondre avec le diable. »

Il était par-dessus tout un fervent spiritualiste, et il savait avec certitude que son âme était immortelle. Wordsworth, se promenant un soir avec un ami, s’arrêta tout à coup pour saisir de ses deux mains l’un des barreaux d’une grille et le secouer fortement. Puis, s’étant retourné vers son compagnon fort surpris de cette cérémonie : — « Mon cher, lui dit-il, c’est un moyen auquel je suis obligé de recourir quelquefois pour me convaincre de l’existence de mon corps. » Tennyson disait qu’à de certains momens la chair n’était plus rien pour lui, que sa pensée lui paraissait plus réelle et lui tenait de plus près que ses mains et ses pieds. Pour se persuader pleinement de l’existence de son moi spirituel, pour anéantir ce qu’il appelait « les chimères de l’espace et du temps », il lui suffisait de se répéter deux ou trois fois son nom, d’évoquer mentalement l’ombre d’Alfred Tennyson, et il sentait bientôt remuer en lui un être invisible, illimité, sur qui la mort n’avait point de prise.

Il croyait parce qu’il voulait croire, et il voulait croire parce qu’il croyait. S’il lui vint jamais des doutes, ils ne firent qu’effleurer son âme, sans y laisser plus de traces que n’en laisse dans l’eau d’un lac l’ombre d’un oiseau qui passe. Mais eût-il douté, il estimait qu’un