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et que fascinés par sa parole, bouche béante, ils écoulaient sans se lasser ses longs récits, des aventures de chevaliers traversant des forêts inexplorées, délivrant des demoiselles en détresse, ou combattant des dragons sur de gigantesques montagnes, quelquefois aussi des histoires d’Indiens, de démons ou de sorcières. » Il avait dès ce temps l’amour des descriptions riches, qu’il conserva toute sa vie.

Lorsque Taine s’occupait de préparer son Histoire de la littérature anglaise, il eut l’occasion de s’entretenir avec M. Palgrave, qu’il savait fort lié avec Tennyson, et il lui demanda si cet élégant poète n’avait pas été dans sa jeunesse un homme de plaisirs, s’il n’avait pas vécu dans une maison pleine d’objets rares, de bibelots d’une précieuse beauté. M, Palgrave lui répondit que, peu favorisé des dons de la fortune, Tennyson avait été le moins voluptueux des étudians de Cambridge, et n’avait jamais dépensé beaucoup pour se bien loger : « L’éminent critique, ajoute M. Palgrave, m’écouta d’un air de désappointement, et ne put abandonner son idée ; son siège était fait. Lorsque parut son livre, j’y retrouvai quelque trace de son étrange opinion sur le sybaritisme de Tennyson, sur le brillant milieu où il avait composé ses premiers vers. »

Taine était loin de compte ; rien ne ressemblait moins à un palais bâti par les fées que le modeste presbytère de Somersby, où il était né. Ce village tranquille est situé dans un district du comté de Lincoln, qui n’offrait à ses yeux que des collines grises, des plaines sévères, une mer orageuse. Le maître de la maison était d’humeur morose, elle souvenir de l’injustice qui l’avait appauvri assombrissait ses pensées. Si Alfred Tennyson avait un père qui riait peu, il avait une tante, Mrs Bourne, qui ne riait jamais, et il eût été fort déçu s’il avait compté sur elle pour égayer son imagination. Cette rigide calviniste pleurait pendant des heures, « parce que Dieu, disait-elle, est infiniment trop bon. » Elle s’écriait dans son désespoir : « N’a-t-il pas damné la plupart de mes amis ? Mais moi, moi, il m’a choisie entre mille pour le salut éternel, et je ne vaux pas mieux que mes voisins. » Elle dit un jour à son neveu : « Alfred, Alfred, quand je vous regarde, je pense aux paroles de la divine Écriture : Éloignez-vous de moi, vous maudits, et allez brûler dans le feu qui ne s’éteint point ! »

L’esprit souffle où il veut ; il avait soufflé sur Alfred Tennyson, et, dans son tranquille et rustique Somersby, il s’en remettait à son imagination du soin de lui donner des fêtes.

Il a raconté lui-même qu’il se levait souvent à la pointe du jour « pour aller voir les perles d’or de la rosée, scintillant dans l’herbe,