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l’admettre, — que ses poésies ont été très peu lues dans le texte original, — Théophile Gautier lui-même, l’un des fervens du poète, avouait n’en avoir jamais lu un seul vers dans le texte, — il ne reste plus qu’à constater les dates de leur publication dans notre langue. Or Atta Troll fut traduit ici même en 1847 ; l’Intermezzo et la Mer du Nord parurent en 1848, le Romancero en 1851, le Retour en 1854, et tous les autres recueils postérieurement à ceux-là. Avant 1847, la France n’a donc connu que le Heine des Reisebilder ou de L’Allemagne. Si l’on met à part quelques intimes du poète, les romantiques n’ont admiré en lui que l’homme d’esprit. On colportait ses bons mots, qui étaient des mots méchans. On les défigurait et on les retouchait. On admirait « l’Aristophane français », le sarcastique auteur de Lutèce et de La France. On ignorait le poète. Certes, le Heimkehr ou l’Intermezzo font partie intégrante de la littérature française du XIXe siècle, mais ils en font partie à partir du second empire. — « Heine est fort à la mode en ce moment chez nous », écrivait un jour Sainte-Beuve. — Seulement, c’était en 1867.

Ce n’est donc pas dans Heine, ce n’est même pas dans les lyriques allemands antérieurs, que nos romantiques ont admiré et aimé le lyrisme de l’Allemagne. Deux ou trois livres allemands, qui ne sont pas des poèmes lyriques, mais qui n’en sont pas moins imprégnés de lyrisme pour cela, leur ont été plus chers que toute l’œuvre poétique d’Uhland, de Tieck ou de Heine. Mieux que des odes, — expression étroitement nationale du génie d’un peuple, — ces livres ont remué, charmé, transformé une ou deux générations de lecteurs français. De plain-pied, ils sont entrés dans l’âme de notre race, parce qu’ils ont paru exprimer, sous une forme parfaite, le plus pur du génie d’une race voisine : la mélancolie vraie, le sentiment inquiet des problèmes éternels, l’intelligence du mystère qui enveloppe l’existence de l’homme, — bref, ce « sentiment douloureux de l’incomplet de notre destinée », dans lequel Mme de Staël s’était plu à retrouver la caractéristique même du génie germanique. L’Allemagne de nos romantiques, — nous pouvons nous étonner de la confusion établie entre des œuvres si inégales, mais il ne nous est pas permis de nier l’évidence, — ç’a été surtout l’Allemagne de Werther, de Faust et des Contes d’Hoffmann.

« Vers ce temps-là, deux poètes, les deux plus beaux génies du siècle après Napoléon, venaient de consacrer leur vie à rassembler