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LE DÉSASTRE.

— Je n’aime pas les fourbes, reprit d’Avol avec une fureur concentrée. Qui t’a introduit chez les Bersheim ? Pourquoi me dessers-tu auprès d’Anine ? Est-ce que je n’ai pas compris vos regards, vos silences, l’accord de vos sourires ?

— Ne parlons pas de cette jeune fille, Jacques. Nous n’en avons le droit ni l’un ni l’autre !

Le visage de d’Avol prit une rigidité douloureuse :

— Si, puisque tu l’aimes ! Eh bien, qu’elle juge entre nous ! Moi, du moins, je risque ma vie pour l’honneur.

— Et moi, fit railleusement Du Breuil, je risque l’honneur pour sauver ma vie ? C’est cela que vous voulez dire ?

— Vous m’en épargnez le soin.

Du Breuil fit avec hauteur :

— Votre cheval s’impatiente…

D’Avol lui cria :

— Nous nous reverrons !

Et dans son regard, où se mêlaient jalousie, haine, reproches, parut toute l’horreur d’une affection qui s’infecte de venin. Il eut un geste d’adieu, de menaces. Son cheval, éperon au flanc, dans un bond de surprise l’emportait à travers un rejaillissement de flaques. Du Breuil éprouvait une douleur cuisante, mêlée de regrets, de remords ; son orgueil crispé ne l’empêchait pas de s’attendrir. En perdant d’Avol, il sentit combien son ami lui avait été cher. Il maudit cette affreuse guerre qui aigrissait le sang, exaspérait les caractères. L’appel au verdict d’Anine lui laissait une anxiété profonde. Ainsi Jacques s’avouait, se proclamait son rival, et tous deux luttaient, sans savoir ce que la jeune fille, enjeu de leur querelle, penserait de se voir ainsi disputée. Rien qu’en se rejetant son nom, ne lui faisaient-ils pas offense ? Du Breuil souffrit, à voir ses doutes, ses soupçons réalisés. Quoi ! d’Avol l’avait aimée, désirée ! Entreprenant, peut-être lui avait-il avoué son amour ?… La jalousie l’étreignit… Il connut la haine ; et en même temps l’injustice des accusations de son ami le révoltait. Fourbe, lui, si discret, si réservé ! lui qui ne pensait à Anine qu’avec une respectueuse ferveur !…

Dans la cour des Bersheim, un petit sous-lieutenant, blême et grelottant sous la pèlerine, le salua. Maurice, trois jours avant, avait reçu l’épaulette. Il arrivait du camp, lui aussi ; les fièvres d’Afrique l’avaient repris. Il tremblait comme un vieux. Bersheim sortit d’une des pièces du rez-de-chaussée, accompagné du doc-