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on leur prouve qu’on saurait au besoin se passer d’eux. Pour le comte Taaffe, ils ne furent que des auxiliaires, et jamais il ne les suivit jusqu’à s’égarer, parce qu’il connaissait à merveille la Cour, la Ville et le Parlement, les hommes et les choses, les familles, les ménages, les alliances et les fortunes, les petites misères des grandes existences, le revers usé des médailles dorées, l’être du paraître viennois, tout ce qui était susceptible de lui donner quelque prise, cachée ou publique, sur quelqu’un, de devenir un ressort de sa politique, — si ce n’est pas défigurer l’un et l’autre, de dire de lui, si doux, qu’il eut des prises, — et de sa politique, si molle, qu’elle eut des ressorts.

Le comte Badeni, au contraire, lorsqu’il vint de Galicie, ne connaissait ni les choses de Vienne, ni les hommes : il n’en connaissait pas le fond, la doublure et le dessous. Les qualités, et la première de toutes, l’énergie, qui là-bas avaient assuré son succès, ici se retournaient contre lui. C’était, comme nous dirions en France, un préfet à poigne, appelé au gouvernement de l’Empire, mais la poigne n’est bonne, ou utile, que s’il y a de quoi saisir et tenir : elle ne sert à rien dans un pays, en face d’un Parlement, sur des partis, pour une politique où tout est mobile, fluide, et de minute en minute renouvelé comme une eau qui coule. Cependant, les conditions du régime constitutionnel en Autriche restant les mêmes sous le comte Badeni que sous le comte Taaffe, le comte Badeni, en dépit de sa méthode et de son tempérament, se voyait tout de suite contraint de recourir aux mêmes procédés et de se servir des mêmes instrumens. Et comme il ne pouvait prouver à ses officieux qu’il se passerait d’eux quand il le voudrait, il tomba un peu dans leur dépendance ; du moins, c’est ce que prétendent à Vienne les Allemands hostiles au premier ministre. L’un d’eux, un savant illustre, exprime la différence entre la manière du comte Taaffe et celle du comte Badeni, en ces termes pittoresques, tirés de l’histoire naturelle : « Pour Taaffe, ces donneurs d’avis qu’on ne demande pas n’étaient que des antennes, par lesquelles il ne faisait que tâter et toucher : pour le comte Badeni, ce sont des pattes, par lesquelles il marche. »

Le mot est peut-être plus piquant que vrai ; le comte Badeni n’est guère un de ces hommes d’État que l’on mène : il marche tout seul ; et, s’il est un reproche qu’on puisse lui adresser, ce n’est pas d’avoir une personnalité trop faible, qui se dépouille aisément