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de ne jamais remettre les pieds ici, tant sa conduite nous a révoltés !

Cependant Carrouge, furieux, exigeait de Gustave des détails ; l’aigle arrachée et jetée sur la place l’indignait :

— Tas de braillards ! dit-il, en raccrochant son sabre, j’y vais !

On ne put le retenir, mais d’Avol et le vieux M.Krudger, par précaution, l’accompagnèrent. Tous les officiers présens gardaient un air contraint, les uns baissaient les yeux, les autres mordaient leur moustache. Cet aigle, étincelant à la hampe des drapeaux, avait, de ses ailes d’or ouvertes, traversé l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, tous les champs de bataille de l’Europe. Du Breuil, bien qu’il se crût résigné à la catastrophe où pour la seconde fois la dynastie avait sombré, sentit l’affront et murmura :

— L’anarchie commence ! et l’on voudrait que de vrais soldats portassent atteinte à la discipline ! Allons, c’est criminel ! Comment d’Avol ne voit-il pas à quel gâchis effroyable, à quel chaos une conjuration militaire peut nous mener ?

Il lui sembla qu’Anine, inquiète, le dévisageait, cherchait à le pénétrer, à le comprendre. Il crut, sous son calme apparent, la sentir flottante, irrésolue. L’héroïsme de d’Avol — héroïsme facile, tout de nerfs et de bile, d’orgueil et de bravade — devait la séduire ! Mais peut-être aussi comprenait-elle, avec sa droiture, son bon sens, à quel douloureux sacrifice s’immolaient ceux qui voulaient garder jusqu’au bout l’inflexible respect de la règle ? Sans doute elle se demandait, comme lui-même, où était le devoir ? Comment le démêler, dans ces heures troubles ? Comment l’appliquer surtout ? Qu’il était cruel de le chercher dans l’aigreur, les récriminations et les reproches ! Combien il était pénible, ce devoir discuté, qui mettait face à face les anciens amis, déchirait les consciences les plus sincères ! D’Avol ?… Restaud ?… La discipline ? L’honneur ?…

III

Le 12, Du Breuil lut sur la feuille nouvelle de son calendrier : Bataille d’Elchingen, 1806. Quel reproche, ces souvenirs glorieux, ces noms flamboyans ! Hier Masséna ; aujourd’hui Ney, le héros de la Moscowa ! Ney, qui, à Waterloo, disait : « Je voudrais que tous ces boulets m’entrassent dans le ventre ! » Ney qui se