Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/320

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et les privations qu’elle rappelle. Ils n’ont pu encore se résoudre à la supprimer. Que de chemin parcouru depuis lors ! Les solides constructions du village l’attestent. Elles s’échelonnent à distance irrégulière les unes des autres, chaque habitation étant entourée de dépendances où se pratiquent diverses industries. Les ateliers des frères sont déserts pour le moment. Nous avons rencontré les ouvriers dans la campagne, travaillant aux champs ; ce sont les mêmes qui pendant l’hiver font des ouvrages de menuiserie, fabriquant aussi des balais très renommés, des tamis, des boisseaux, toute sorte d’instrumens de travail et de ménage où ils apportent une précision, un soin reconnus.

L’atelier de l’ancien Henry témoigne de son habileté en plusieurs branches. Il a inventé de jolies tables et d’autres meubles d’une forme originale. Nous lui en faisons compliment, il répond avec fierté qu’hier encore, il abattait du bois dans la forêt, il y retournera demain. Le commerce du bois de charpente est la grande industrie des Shakers d’Alfred. Et l’élevage est aussi très absorbant. Il n’est permis à personne, pas même à ceux qui représentent le ministère proprement dit, de se dispenser de ces travaux-là. Chacun sait faire un peu de tout ; aucun devoir n’en dé- tourne, ou plutôt c’est le premier des devoirs.

L’atelier des femmes qui n’abordent aucun travail extérieur trop rude, est, contrairement à celui des hommes, plein comme une ruche malgré la saison d’été. Ce serait un gentil tableau à faire qu’un atelier de jeunes Shakeresses, vaste, aéré, ensoleillé, lavé, poli à souhait, avec de larges fenêtres qui laissent entrer pour ainsi dire la verdure des prés et de grandes masses de feuillage. Les unes sont occupées à un fin travail de lingerie, les autres taillent des robes ; j’ai remarqué avec plaisir dans le choix des étoiles quelques signes d’innocente coquetterie. La pureté du teint est chez les Shakeresses une beauté générale, et le petit bonnet qui ne laisse pas un cheveu s’échapper sur le front n’enlaidit que les laides ; chez la plupart, il ajoute à cette expression de candeur qui rappelle certaines figures de primitifs pareillement coiffées.

Chacune d’elles a sa petite table ; l’occupation de plusieurs consiste à tisser, à l’aide d’un métier et d’une navette, des lamelles de peuplier fendues en fils minces et cassans que l’on entremêle de sweet grass, cette herbe odoriférante dont les Indiens font des paniers. Une jeune Californienne, blonde, au profil délicatement aquilin, au regard intrépide et intelligent, nous montre