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Amérique, qui estima fort l’ancien Frederick Evans. Du reste Emerson, le grand Emerson lui-même, leur a rendu justice ; il appréciait leur manière de répondre uniquement par yea et nay[1], sans jamais affirmer davantage, un yea et un nay toujours véridiques. L’expérience qu’ils font du socialisme lui paraissait des plus conformes aux aspirations de notre époque ; en outre, il trouvait à leurs établissemens une grande valeur comme fermes modèles.

Le frère Henry se pique de ne rien ignorer de ce qui a été écrit sur les diverses sociétés de l’ordre.

Je lui demande s’il s’est fait traduire il y a une quinzaine d’années certain article de la Revue des Deux Mondes sur les Communistes aux Etats-Unis. Il paraît à la fois flatté et inquiet. Les Shakers craignent par-dessus tout qu’on les compare à d’autres qui ne se laissent pas diriger par le même esprit et surtout qu’on les confonde avec des gens tels que les Mormons ou les Perfectionnistes dont les pratiques abominables sont ou étaient diamétralement opposées aux leurs.

Nous sommes assis sur des rocking-chairs, nous berçant, ce qui est la façon américaine de se reposer, dans un parloir dont les meubles, très simples, luisent vernis et frottés. Attachées aux murs, les photographies de deux anciennes dont on me vante les vertus. Je demande si l’on n’a aucun portrait d’Ann Lee. Non, et il y a très peu de temps que les Shakers consentent à laisser prendre leur ressemblance. C’était naguère une vanité défendue, mais on a le portrait écrit de la Mère Ann. Elle est représentée par les contemporains comme étant d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, assez corpulente, mais bien proportionnée, avec des traits réguliers, des yeux bleus très perçans, une physionomie douce, expressive, mais grave. Ceux du monde qui la regardaient sans prévention la trouvaient belle ; à ses enfans elle apparaissait pourvue d’un charme sans pareil de tendresse et de dignité.

Nous interrompons notre causerie pour visiter l’établissement et d’abord on nous conduit à la pauvre cabane qui représente le gîte des premiers Shakers. Cette ruine est imposante par les efforts

  1. 'Yea, oui, en style élevé, nay, non, nenni. Les Shakers, pas plus que les Quakers, ne disent jamais yes ni no.