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comme une cristallisation, comme une agrégation ou une dissolution de substance dans un alambic. » Ailleurs enfin : « La musique n’a pas sa racine dans le sens moral, dans la conscience, mais dans le sentiment de la nature, « Ainsi le poète s’obstine à dépouiller la musique de tout élément intellectuel, à lui dénier toute valeur logique, rationnelle et morale. L’immoralité surtout, ou plutôt l’amoralité, voilà ce dont il l’accuse. A l’en croire, la musique serait le moins humain des arts. Loin d’être née de Dieu, elle ne serait même pas née de la volonté de l’homme ou de la volonté de la chair, mais du monde extérieur, étranger, inférieur à l’homme, de la nature enfin ou de la matière, et, comme la matière, elle serait sans intelligence, sans conscience et sans liberté.

Une pareille théorie fait injure à la musique. C’est en vain qu’on prétend nous donner pour le plus naturaliste des arts celui justement où la nature physique a la moindre influence et la moindre part. La nature est un grand architecte, un grand peintre et un grand sculpteur. Si grande musicienne qu’elle soit, elle est pourtant une moins grande musicienne. Il y a peut-être en elle autant de sons que de formes et de couleurs, mais il y a certainement moins de symphonies que de tableaux.de statues et même d’édifices.

« La nature est un grand architecte ; ses constructions nous imposent ou nous charment par la beauté, par la variété de leurs lignes courbes, droites, horizontales, perpendiculaires, obliques, qui, continues ou brisées, tourmentées ou paisibles, sévères ou mollement onduleuses, éveillent tour à tour dans notre esprit l’idée d’un effort gigantesque, d’une audace héroïque, d’un repos olympien, d’une grâce qui s’abandonne ou qui s’amuse[1]. » A l’architecture naturelle l’architecte humain ne fait qu’emprunter, pour les reproduire en les résumant, les grands spectacles qui l’ont frappé. « Ses montagnes seront des pyramides, ses pics seront des obélisques, ses cavernes seront des labyrinthes souterrains. Il imitera les vastes plaines de la mer par de longues lignes horizontales, les rochers escarpés par des tours, la voûte du ciel par des coupoles, les forêts par une végétation de colonnes, leurs perspectives fuyantes par des enfilades et des galeries, leurs berceaux par des arcades et des cintres[2]. »

  1. M. Victor Cherbuliez, l’Art et la Nature.
  2. M. Victor Cherbuliez, ibid.