Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/281

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’idée ou d’esprit que sobre de matière ou de moyens. Caccini, dans ses Nuove Musiche, définit la musique « une image ressemblante de ces insaisissables harmonies célestes, d’où viennent tant de biens à la terre », et, quand il la décompose en trois élémens, il donne le premier rang à l’élément intellectuel, la parole ; le second au rythme, et au son, à l’élément sensible, le dernier seulement. Quelque cent cinquante ans plus tard, l’illustre compositeur des Psaumes, en sa préface, ne contredira pas l’auteur des Nuove Musiche, et des trois fins qu’il propose à la musique, « appagare l’orecchio, muovere il cor, e recreare lo spirito », ce n’est pas la première que Marcello tient pour la plus glorieuse.

Mais le XVIIIe siècle finissant renversa la noble hiérarchie qu’avaient établie les grands maîtres, et le son, la note, aussi meurtrière parfois que la lettre, l’emporta sur l’esprit. Rossini parut et régna. Tout fut sacrifié à la sensation, et dans le phénomène complexe du plaisir musical, l’ordre ancien des facteurs fut interverti. Appagare l’orecchio, la jouissance de l’oreille, devint et demeura longtemps le principal objet de la musique. Stendhal, ce représentant parfait du dilettantisme italien au commencement du siècle, a écrit une Vie de Rossini d’où l’on pourrait extraire toute une esthétique sensualiste, en contradiction absolue avec celle des Marcello et des Caccini. Parlant de je ne sais quelle cavatine de l’Italiana in Algeri, quand Stendhal soupire voluptueusement : « C’est la musique la plus physique que je connaisse », c’est aussi le plus bel éloge de la musique qu’un Stendhal puisse imaginer.

L’Allemagne alors ne connut point une telle décadence. Deux siècles durant, de Schütz à Schumann, elle eut cette bonne, fortune que pas un de ses grands hommes ne détourna du dedans au dehors, de l’âme vers les sens, son austère et profond génie. Ce n’est que plus tard, à mi-chemin de notre siècle, qu’elle rencontra l’homme extraordinaire qui devait également correspondre à ce génie et y contredire. Oui, chez Wagner, avec le profond idéaliste que nous étudierons plus loin, un grand réaliste s’est rencontré, tel que la musique allemande n’en avait jamais connu. Par le musicien de Bayreuth l’apport de la sensation à la jouissance musicale s’est accru dans des proportions inouïes et peut-être exorbitantes. Wagner d’abord a prétendu faire de l’œuvre d’art une œuvre de tous les arts à la fois, sensible en même temps à tous les sens, une combinaison ou un concert de sensations diverses et renforcées les unes par les autres. Ce n’est pas tout :