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nous portons tous en nous-mêmes, où d’habitude elle sommeille comme un reflet noyé dans l’ombre, — le signe merveilleux du macrocosme dont la contemplation seule est une ivresse.

Quelques-uns — non parmi les moindres — obtiennent ce résultat sans en prendre conscience, par la grâce seule de la vertu créatrice qui est en eux. Bœcklin, lui, fils d’un siècle clairvoyant, connaît les facultés qu’il possède, et les gouverne. Il a dû réfléchir pour concevoir les êtres fabuleux dont il a puisé la première notion dans l’antique mythologie, mais qu’il a faits siens, qu’il a marqués de l’empreinte de son temps et de sa race, qu’il traite avec la familiarité qu’on a pour de simples modèles qui viennent poser sur commande, à tant par heure. Pour vous et pour moi, les faunes, les néréides, les tritons, les sirènes, les centaures sont des produits d’une imagination dès longtemps éteinte, que nous nous représentons tant bien que mal à travers des formes convenues, avec des types très classiques. Bœcklin, lui, les connaît, les a vus, les rencontre à la promenade, les mêle à sa vie et s’entretient avec eux de pair à compagnon. C’est ainsi qu’il nous montre, entre autres, un vieux centaure en dialogue avec un maréchal de village. Le monstre s’appuie de la main gauche à la boutique, et, son corps à demi penché, montre de sa main droite son pied de cheval qu’il a posé sur l’enclume, en donnant sans doute les explications nécessaires. Le maréchal écoute, sans s’étonner, et deux femmes regardent, aussi simplement que s’il s’agissait d’un honnête cheval de labour. Le centaure, cependant, est un très vieux centaure : sa barbe épaisse et son épaisse chevelure sont blanchies par les années ; les chaleurs et les pluies ont tanné sa peau brune ; son pelage est pie et ne tenterait aucun maquignon. Mais il garde le signe de sa divinité : et s’il est peut-être le dernier de sa race, il est toujours un fils de Zeus et de la Nuée. Que dire aussi des naïades qui s’ébattent dans le Jeu de la vague ? Avec leurs chairs blondes de Flamandes et leurs queues de poisson, imprégnées d’une radieuse lumière, elles frétillent, elle sautent, elles glissent, elles coulent comme autant de gouttelettes irisées que porte la vague énorme ; elles sont la vie et la gaîté de la mer, ce qu’il y a d’humain dans la mobilité des flots, ce qu’il y a de divin dans leurs caprices et dans leur beauté. Dans ces deux tableaux et dans ceux du même ordre, — qui sont à coup sûr la partie la plus vraiment personnelle de son œuvre, — Bœcklin est peut-être le premier peintre qui ait exprimé, par les moyens particuliers à son art, le panthéisme des rêveurs, des contemplatifs, des métaphysiciens et des poètes : ce panthéisme ennemi de toutes les orthodoxies, et pourtant si profondément