Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/205

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’exposait pas, on blâmait sa paresse. Vous entendez d’ici : le dessin, la couleur, les sujets, le mauvais goût ! Une commande unique, qu’il avait exécutée, fut refusée par l’amateur, sous prétexte de « bizarrerie ». Bœcklin plaida : des frais, des soucis, de l’aigreur, — aucun résultat. Il résolut d’aller tenter fortune à Munich.

Là, du moins, il eut plus de chance. L’amitié du romancier Paul Heyse lui valut la protection du comte Schack : un amateur millionnaire, qui se composait une collection en commandant surtout des copies de chefs-d’œuvre à de jeunes artistes dont il escomptait l’avenir. Depuis, sa galerie est devenue célèbre, et en mourant, il l’a léguée à l’Empereur, qui s’est empressé de la laisser aux Munichois, lesquels ont la faiblesse de l’admirer. J’imagine que Paul Heyse eut quelque peine à convertir ce gentilhomme à l’admiration de son ami : car le comte Schack fut un homme de goûts très sages, pondérés et incolores, si l’on en juge pas les tableaux qu’il acquérait ; ceux de Bœcklin sont les seuls qui sortent de la plus banale convention.

C’est de Munich que Bœcklin émigra pour deux ans à Weimar. Lassé bientôt de fabriquer, sous prétexte d’enseignement, des machines volantes qui ne volaient pas, il reprend sa vie errante : de 1866 à 1871, il est à Rome ; puis, après un court séjour à Bâle, il retourne à Munich, qui lui avait été hospitalière ; il y passe quatre années, s’installe ensuite à Florence, qu’il quitte au bout de dix ans pour s’établir à Zurich, mais où il revient et où il est maintenant fixé. C’est au cours de ces quinze dernières années que sa réputation s’est établie : ses tableaux, dont nul ne voulait jadis, atteignent aujourd’hui des prix considérables ; il est couvert de médailles ; ses compatriotes, après l’avoir si longtemps traité de propre à rien, s’enorgueillissent de lui comme de leurs vieux maîtres ; il a des élèves qui lui ont voué l’admiration la plus enthousiaste ; il peut observer dans les Expositions de la Suisse allemande et de l’Allemagne les traces évidentes — parfois d’ailleurs déplorables — de sa croissante influence. Faut-il croire que le succès est nécessaire aux artistes ? Le fait est que Bœcklin n’a vraiment conquis sa personnalité que depuis qu’elle est reconnue ; ses œuvres les plus belles datent presque toutes de cette dernière période, et ses admirateurs lui prédisent une de ces illustres vieillesses, fécondes et souveraines, qui semblent être, pour certains artistes privilégiés, le commencement de l’immortalité. Le spectacle qu’elles donnent est assez rare et assez beau pour que nous souhaitions le devoir au peintre bâlois. Robuste, lucide, ayant repoussé la première agression, le septuagénaire qu’on vient de fêter semble taillé pour braver les années : en regardant