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il traversa une longue période de gêne et presque de misère ; novateur audacieux, il fut longtemps méconnu et raillé avant d’être acclamé ; citoyen d’une petite ville qui manquait des ressources nécessaires à son développement d’abord, plus tard à ses succès, il erra de pays en pays, subissant des influences diverses, parfois contradictoires. Après des études classiques dans sa ville natale, qui lui révèlent le monde hellénique et s’emparent fortement de son imagination, il va passer quelque temps à Genève, puis à Dusseldorf, centre artistique où le pousse sa vocation. C’était l’époque où régnait le paysagiste Schirmer, qui s’efforçait d’acclimater sur les bords du Rhin les traditions du paysage historique et décoratif, tel que l’ont créé Poussin et Claude Lorrain : son action sur Bœcklin devait persister sans cesse, modifiée par combien d’autres qui se sont peu à peu confondues dans son propre génie. Le voici d’abord à Anvers et à Bruxelles : il admire les truculens satyres de Jordaens, — le seul peut-être qui, avant lui, ait traité avec une certaine familiarité, comme s’il les eût rencontrés chaque soir dans ses tavernes, les joyeux monstres de la mythologie antique, symboles de la vie animale et libre, beaux de bestialité débordante, de convoitises toujours prêtes, d’ivrognerie inapaisée. — Ensuite, Bœcklin se trouve à Paris pour assister aux Journées de Juin, dont les sanglans spectacles se gravent dans sa mémoire. Puis il part pour Rome, où il épouse une jeune et belle Transtévérine, qu’on reconnaîtra désormais dans presque toutes ses compositions. Un critique enthousiaste n’a pas manqué de prêter à cet événement un sens symbolique : ce mariage du peintre bâlois et de l’orpheline romaine, c’est, comme la rencontre de Faust et d’Hélène dans le poème immortel, l’union du romantisme allemand et de la beauté antique... En réalité, ce mariage introduit dans la capricieuse existence de l’artiste des soucis d’un ordre positif : il faut vivre, — et personne n’achète sa peinture ! Épris de Rome, il essaye de s’y maintenir pendant quelques années ; mais bientôt le besoin l’en chasse, il reprend le chemin de sa ville natale. Aux heures difficiles, un instinct ramène les hésitans et les vaincus aux lieux où leur enfance a fleuri, où leur père a pourvu à leurs premiers besoins, où une bonne mère a bercé leurs petits chagrins ; souvent, ils n’y trouvent que des tristesses plus mornes, ou bien à peine quelque appui durement marchandé, quelque secours maussade. Bœklin connut cette déception : l’art encore incertain qu’il rapportait de ses voyages étonna ou indigna les bonnes gens qui se souvenaient de la maison paternelle, à l’enseigne des Trois-Chamois, et peut-être de son baptême, dans l’église de Saint-Léonard. Exposait-il ? on se moquait de lui ; s’il