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Gérard de Nerval porta à la Revue des Deux Mondes le manuscrit des chapitres sur Restif de la Bretonne[1], M. Buloz exigea des coupures, à cause, disait-il, des tendances socialistes de certains passages. Pour la première fois de sa vie, le doux Gérard se fâcha, et cette discussion lui resta sur le cœur ; quatre ans plus tard, alors qu’il devenait dangereux, il se glissa dans la cuisine de M. Buloz à un moment où il n’y avait personne, ouvrit tous les robinets et se sauva, enchanté de son exploit.


IV

Le printemps de 1853 fut mauvais pour lui. Aux visions ailées et souriantes avaient succédé de lourds cauchemars qui lui rendaient le travail impossible. Un dimanche soir qu’il se trouvait sur la place de la Concorde, après une journée d’hallucinations angoissantes, il résolut d’en finir : « À plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup, il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois… Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée par l’Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert, et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis : — La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ? » Il alla prendre la rue Saint-Honoré et gagna le Louvre : « Là, un spectacle étrange m’attendait. À travers des nuages rapidement chassés par le vont, je vis plusieurs lunes qui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son orbite et qu’elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté, se rapprochant ou s’éloignant des étoiles, qui grandissaient ou diminuaient tour à tour[2]. » Il ne lui restait plus qu’une idée nette : Henri Heine l’avait chargé d’une traduction et l’avait payé d’avance ; il fallait rendre l’argent, puisqu’il ne pourrait pas faire le travail. Si c’était à cause de la fin du monde ou parce qu’il se sentait malade, personne ne l’a su. Le lendemain, Gérard de Nerval se rendit chez Henri Heine et lui tint des discours incohérens. Mme Heine

  1. Revue des 15 août et 15 septembre 1830.
  2. Le Rêve et la Vie.