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REVUE DES DEUX MONDES.

— Je n’ai plus de plaisir à fumer, ni à rien. Mangez-vous ? Moi, chaque bouchée me reste aux dents. J’ai soif seulement.

Et prévenant un geste d’offre :

— Non, non, je ne veux pas boire. C’est un état nerveux : on a la gorge sèche, et puis une constriction d’angoisse, une acreté de bile et de fiel… Allons, je vous dérange, je m’en vais ?

Du Breuil dit :

— Nous sommes bien malheureux… Il faut se l’avouer, ça sent mauvais !

Restaud appuyait son front fiévreux sur sa main ; sa lassitude répondait pour lui.

— J’ai parcouru les bivouacs aujourd’hui, reprit-il enfin ; nos pauvres soldats, dans quelle oisiveté, dans quel ennui on les laisse croupir ! Les chevaux font pitié.

Il donnait des détails navrans. Cette immobilité funeste débandait tout ressort moral. Point d’exercices, jamais de revues, rien qui entretînt les sentimens militaires, tandis que chez les Prussiens, ce n’étaient que travaux, manœuvres, parades. Derrière ses retranchemens, l’armée inactive, nourrie de pain grossier et de cheval maigre, s’affaiblissait. Les chevaux, réduits à ronger les dernières herbes, des sarmens de vigne et des brindilles de peuplier, devenaient squelettes. Beaucoup tombaient, le long des cordes ; d’autres, conduits à l’abreuvoir, s’abattaient sur la route pour ne plus se relever. Le spectacle des camps serrait le cœur, dans tout ce pays rasé à la faux, nu comme une tombe, empesté de miasmes putrides autour des grandes fosses creusées sur les fronts de bandière.

Le spectacle de la ville, déclara Du Breuil, était aussi triste. Les ambulances n’étaient que plaies et pourriture, typhus, dysenterie. Les tentes et les magasins s’infectaient ; les malades y gelaient la nuit. L’absence de sel faisait craindre le scorbut ; et dans Metz, hôpital de douleur et de mort, les soldats et les officiers, malgré les défenses, affluaient… Bousculant factionnaires ou gendarmes, la troupe pillait les boulangeries. Les officiers achetaient des provisions à tout prix, les habitans se plaignaient du renchérissement. Il avait surpris Massoli marchandant vingt-cinq pots de confiture. Frisch, chargé de se procurer du sel, avait payé vingt francs une livre. Un commandant de corps d’armée, disait-on, avait mis trois cents francs à une poularde truffée.