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leurs pieds nus. Dans le val de Diano, j’ai croisé des filles qui revenaient de la fontaine, les cheveux roulés sur les tempes eu lourdes tresses, le corps dans une ample chemise bleue : on eût dit un groupe de femmes fellahs.

Si l’on veut se laisser pénétrer tout entier par l’impression de lointain et de passé qu’ici les hommes donnent plus forte que les monumens et les ruines, il faut monter un jour à Monte-Sant’Angelo, sur le Gargano, et un autre à Scanno, dans l’Apennin des Abruzzes.

Le long promontoire que l’on aperçoit de loin, au-dessus des Pouilles, est isolé comme aux temps où la mer l’entourait encore. Là-haut, dans la ville qui s’est élevée autour de la grotte où apparut l’Archange, vit une race d’hommes fiers et graves, tout différens des lourds paysans de la plaine. Il faut les voir réunis en groupes vers le soir, tous la barbe rasée, tous vêtus de même : sur la tête la coppola de laine bleue, qu’on se transmet de père en fils, et sur les épaules un manteau brun de laine bourrue, avec un capuchon et de petites manches que l’on ne passe jamais. C’est le tabarro qui ressemble de loin aux surtouts des marins dalmates. Quand ces hommes ôtent leur bonnet pour descendre à l’Angélus dans la grotte sacrée, on s’aperçoit que leur crâne est rasé comme leur face, avec une étroite couronne de cheveux laissée au-dessus des tempes, et, dans le sanctuaire, au milieu de ces têtes glabres et largement tonsurées qui sortent des capuchons de bure, on peut croire que le peuple de Saint-Michel est un peuple de moines.

Le souvenir de Scanno m’est resté pareil à un rêve évêque par la voix chantante d’un poète, car, lorsque nous partîmes de Sulmona pour le village perdu dans la montagne, j’étais l’hôte et le compagnon de Gabriel d’Annunzio. A plus de 1 000 mètres d’altitude, au milieu des sommets, les maisons de Scanno sont groupées sur un rocher fier comme une citadelle, auprès d’un lac délicieux. Les ruelles, des escaliers boiteux, sont désertes dans la journée. Mais, au retour des champs, elles se peuplent d’apparitions silencieuses, toutes de noir vêtues. La silhouette des femmes, surtout, est d’une bizarrerie saisissante : chaussées de bas à semelle de peau, elles montent les degrés sans qu’on entende leur pas ; leur allure est alourdie par la masse d’une jupe à mille plis ; leur poitrine est comprimée dans un étroit corsage de nonne, tandis que leurs bras se perdent dans des manches très