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les gris de perle chers à l’école française de l’autre siècle. S’il admirait Hugo, il aimait Béranger[1]. » Il l’aimait au point d’avoir publié une sorte d’anthologie[2] intitulée Couronne poétique de Béranger (1829), et accompagnée d’une Ode à Béranger où il traitait celui-ci de « divin ». Ce n’était pas l’acte, ce n’étaient pas les goûts et les idées d’un romantique, et les cénacles auraient eu le droit de lui faire grise mine, lorsqu’il se réfugia sous leur aile en quittant le foyer paternel. Les cénacles, au contraire, fêtèrent le prôneur de Béranger, parce qu’il n’existait pas dans le monde des lettres un être assez méchant pour faire de la peine au « bon Gérard », ainsi qu’ils l’appelaient. — « Dans tout ce Paris littéraire, où il est si difficile de poser le pied, Gérard ne trouvait que sourires amicaux et bonnes paroles. Confrères parvenus, confrères à parvenir, écrivains romantiques, classiques, réalistes, poètes, prosateurs, romanciers, auteurs dramatiques, vaudevillistes et journalistes, tous (lui) montraient une de ces bienveillances si peu communes dans le monde littéraire[3]. » Quoi qu’il pût faire, dire et penser, il était « le bon Gérard », à qui l’on passait plus encore qu’à Victor Hugo, puisqu’on lui passait tout.

Il avait accordé aux manies romantiques de ne plus s’appeler Labrunie. Le nom qu’il adopta, Nerval, était celui d’un petit champ[4] qui lui appartenait et que son imagination avait transformé en débris d’un fief ayant appartenu jadis à ses ancêtres. Ce fut sa seule concession aux modes du jour. Il comptait sur la fantaisie de son existence pour lui mériter l’indulgence d’une génération ennemie de la règle.

Ses mœurs n’étaient pas d’un bourgeois, si elles n’étaient pas d’un poète chevelu. Gérard de Nerval avait généralement plusieurs domiciles, mais il n’en habitait aucun. Il travaillait en marchant, dans la rue si le temps était beau, dans les passages aux jours de pluie, ne s’arrêtant que pour tirer de ses grandes poches des carnets et des bouts de papier où il notait ce qui lui passait par la tête, tantôt sur une table de cabaret,

  1. Théophile Gautier, Notice.
  2. Ce fut, pour Gérard de Nerval, la période des anthologies. En 1830, il publia des Poésies allemandes, traduites par lui, et un Choix de poésies de Ronsard, Du Bellay, etc., avec introduction.
  3. Champfleury, Grandes figures d’hier et d’aujourd’hui.
  4. Lettre de Mme veuve Labrunie, tante de Gérard de Nerval, à Arsène Houssaye (Paris, décembre 1859). — Ce champ était estimé 1 500 francs.