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lettres affecta si profondément M. Labrunie qu’il n’en prit jamais son parti et se détacha peu à peu de son fils. L’appui paternel devint hésitant, insuffisant, et finit par être retiré au rebelle. Les conséquences de cette situation furent graves, sous tous les rapports. Elles sont indiquées par Gérard dans une lettre à son père qu’il faut citer ici, quoiqu’elle ait été écrite longtemps après ces tiraillemens, parce qu’elle éclaire des relations dont les contemporains s’étonnaient à bon droit et qui ont valu à M. Labrunie des jugemens sévères. Les fragmens qu’on va lire, s’ils ne disposent peut-être pas à plus d’indulgence à son égard, font du moins pénétrer les motifs de son attitude.

La lettre est des premiers jours de 1842. Gérard sortait d’une maison de fous et se trouvait à Vienne, extrêmement préoccupé de prouver aux éditeurs et au public qu’il était réellement guéri : — « Mon cher papa, écrivait-il, me voici donc à Vienne depuis huit jours… Maintenant, j’ai à te faire une demande qui a besoin de quelques explications. Il paraît sans doute assez simple, dans le cours ordinaire des choses, d’emprunter à son père cinq cents francs dont on a besoin ; cependant… » Cependant, rien n’étant moins simple entre eux, il expliquait que cette somme lui permettrait de se donner tout entier à des travaux sérieux et de rétablir ainsi sa situation compromise, au lieu de se dépenser en articles de journaux pour payer son auberge et sa blanchisseuse. Si modeste qu’il fût, il lui semblait avoir mérité que son père lui rendît sa confiance : — « Tu dois voir que je n’ai pas perdu de temps dans la carrière que j’ai suivie. Quelques raisons que tu à les pu avoir dans les commencemens d’en craindre les hasards, tu peux aujourd’hui mesurer le point où je suis et ceux où je touche. — Les jeunes gens qu’une malheureuse ou heureuse vocation pousse dans les arts ont, en vérité, beaucoup plus de peine que les autres, par l’éternelle méfiance qu’on a d’eux. Qu’un jeune homme adopte le commerce ou l’industrie, on fait pour lui tous les sacrifices possibles ; on lui donne tous les moyens de réussir et, s’il ne réussit pas, on le plaint et on l’aide encore. L’avocat, le médecin, peuvent être fort longtemps médecin sans malades ou avocat sans causes, qu’importe, leurs parens s’ôtent le pain de la bouche pour le leur donner. Mais l’homme de lettres, lui, quoi qu’il fasse, si haut qu’il aille, si patient que soit son labeur… on ne songe pas même qu’il a besoin d’être soutenu aussi dans le sens de sa vocation et que son état, peut-être aussi bon