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LE DÉSASTRE.

venait de recevoir de Mac-Manon. Cette dépêche annonçait l’approche de l’armée de Châlons sur l’Aisne. Le colonel Charlys s’est écrié : — « Ah ! monsieur le maréchal, il faut partir tout de suite ! » Et le maréchal a répondu : — « Tout de suite ! c’est bien vite ! — Je veux dire demain matin ! » Et le maréchal a objecté qu’il fallait au moins deux jours, qu’il y avait beaucoup à faire. Ils ont discuté la question des bagages, puis le maréchal a dit au colonel : — « Surtout, ne parlez de cette dépêche à personne ! »

Du Breuil protesta, tant cela lui parut invraisemblable. Bersheim reprit :

— Charlys n’en a fait la confidence que ce matin. Cette fausse sortie, cette comédie l’avaient écœuré !

Du Breuil se rappela, dans un éclair, les ordres de mouvement préparés par Charlys, son air morne le jour de Grimont, son sursaut, quand Laune lui avait appris que Bazaine, pendant la conférence, pas une fois n’avait fait allusion à Mac-Mahon ; il avait dit alors tout bas : — « Si vous saviez ! » Et Laune, saisi, l’avait regardé ! L’évidence, le grand jour, une seconde aveuglèrent Du Breuil. Il ferma les yeux. Bazaine !… Allons, c’était absurde ! Bazaine recevant l’avis que Mac-Mahon se porte à son secours, le cachant soigneusement à tout le monde, laissant son collègue, — ou son rival, — risquer de se faire écraser seul ! Du roman cela ! Bersheim avait mal compris ! Une chose répétée se déforme. Il se sentait en plein chaos, en pleine obscurité, et, malgré lui, il doutait affreusement.

Anine entra, portant sur un plateau le déjeuner de d’Avol, une côtelette coupée en morceaux et de la purée de pommes de terre, un verre de vin trempé, des confitures. D’Avol reprit son mauvais visage :

— Vous êtes bien gentille, Anine, mais je n’ai pas faim.

Une aigreur perçait dans sa voix ; on eût dit que la présence de la jeune fille l’humiliait, l’agaçait. Silencieusement, sans avoir l’air de le remarquer, elle retapait les oreillers. À peine avait-elle répondu au salut de Du Breuil. Bersheim comprit que tant qu’ils seraient là, d’Avol ne mangerait pas.

— Allons déjeuner aussi ? Est-ce prêt, Anine ?

— Je crois, père.

Dans sa robe noire à laquelle s’épinglait un tablier à bavette, avec de fausses manches en percale, elle paraissait grandie.

— Bon appétit ! leur cria d’Avol, ironique.