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bon qu’ils peuvent négocier pendant le voyage, au fur et à mesure de leurs besoins, pour se procurer leur nourriture et celle de leurs bêtes. Et ils marchent ainsi, sur les routes poudreuses, dormant la nuit dans leurs voitures, recommençant à suivre, dès l’aube survenue, l’ornière laissée par ceux qui les ont précédés.

A Sorovitch, on a mangé du pain et des œufs durs, et couché parterre. Le soir suivant, à Kojani, nous retrouvons presque la civilisation. Kojani est en effet un centre assez important, occupé en partie par des Turcs, domiciliés depuis longtemps dans la ville, ou mohadjirs, c’est-à-dire reflues de Serbie, de Bosnie, de Thessalie, lors de la perte de ces régions par l’empire ottoman, et en partie par des Grecs. Ce n’est un mystère pour personne que ceux-ci n’attendaient qu’un premier succès de leurs compatriotes au col de Melouna pour se soulever. Il y a dans Kojani, me dit le caïmacan, — lisez sous-préfet, si vous voulez, — quinze cents à deux mille fusils cachés au fond des caves, et qui en seraient sortis au premier signal de l’Hétairie Ethnique, la fameuse société secrète patriotique des Hellènes. Encore aujourd’hui, des irréguliers grecs tiennent la montagne, et j’en vois quatre, qui viennent d’être pris au moment où ils attaquaient un convoi de blessés turcs.

Le notable hellène pour lequel on me donne un billet de logement n’est pas médiocrement inquiet des soupçons qu’il sent peser sur lui et sur ses frères, et il se met d’autant plus en frais. Le caïmacan, le cadi, l’iman de la ville, un certain nombre d’officiers tiennent une espèce de conseil de guerre dans sa maison, et il distribue lui-même, correctement déchaussé suivant les règles de la civilité ottomane, les confitures, les cigarettes et le café. Les vainqueurs, du reste, ne songent même pas, dans leur indifférence, à lui faire enlever les portraits séditieux dm roi Georges et de la reine Olga qui s’étalent au-dessus de leur tête. Il est vrai que ceux-ci sont bizarrement présidés par l’effigie du Sultan ! Enfin nous restons seuls à dîner avec notre amphitryon, qui nous donne six plats de mouton bouilli. Après cet excès, dont je me serais bien passé, on apporte deux matelas, qu’on recouvre de draps d’une éblouissante blancheur. Cela fait deux couchettes, et nous sommes trois : le bon docteur Hayreddin-Bey, un colonel d’artillerie, et votre serviteur, à qui ses deux compagnons expliquent qu’il y a, dans la pièce voisine, un lit, un vrai lit à l’européenne, à lui destiné. On n’est pas plus galant, ni plus attentif.