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simplement en raison de leur sexe. Voici, par exemple, ma cousine Amélie. Elle est laide, ignorante, méchante : et cependant elle s’imagine être la représentante du beau sexe, et par-là avoir droit au respect des hommes… On ne saurait nier, d’ailleurs, que l’homme soit plus intelligent et plus beau que la femme. Mais même les rares femmes qui sont vraiment jolies, celles-là mêmes deviennent insupportables lorsqu’elles prétendent se prévaloir de leur titre de femme. » Et quant aux sentimens de l’amitié et de l’attachement familial, leur poids est si léger dans l’âme de ces hommes nouveaux que l’étudiant Emile Holm, ayant besoin d’une grosse somme pour payer ses dettes, et arriver ainsi à l’émancipation de sa nature d’artiste, trouve parfaitement naturel de vendre la collection complète des lettres qu’il a reçues des siens durant les mois précédens.


Et peut-être, après tout, ces hommes que nous présente M. Nansen ne sont-ils « nouveaux » que pour nous. Je n’oserai pas affirmer qu’on les rencontre déjà chez le fabuleux Kirkegaard ; mais il me semble bien, en y réfléchissant, que les Brand, les Rosmer, les Solness, les Nora de M. Ibsen étaient déjà des « maîtres », impatiens de s’affranchir de toute contrainte sociale. Ils rêvaient la liberté pour créer de grandes choses : les héros de M. Nansen la rêvent seulement pour s’amuser plus à l’aise ; mais le point de départ est le même, et par-là le jeune écrivain danois se rattache plus qu’on ne croirait d’abord à ses aînés Scandinaves. Son œuvre nous fait voir où aboutissent, en pratique, les nobles théories individualistes qu’ils nous ont accoutumés à tant admirer. Le comédien Mœrk, abandonnant une jeune fille parce que son « âme d’artiste » a besoin de changement, est le descendant direct de ces héros ibséniens qui marchaient à travers tous les obstacles à l’affranchissement de leur moi. M. Nansen s’est borné à le désembrumer, à le transporter dans la vie ordinaire, à changer ce « maître » en un « petit-maître ». Et sans doute ne voulait-il pas dire autre chose lorsque, nous invitant à prendre garde au Danemark parmi les pays Scandinaves, il ajoutait : « C’est lui qui vous paraîtra le plus proche de vous. »


T. DE WYZEWA.