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Un seul devait trouver grâce à ses yeux et c’était celui-là même auquel Philippe IV avait commis le soin de lui faire les honneurs de ses collections. Attaché depuis cinq ans au service du roi, Velazquez était âgé alors de vingt-neuf ans, et il venait de voir sa faveur consacrée par son tableau de l’Expulsion des Morisques, dont le brillant succès avait confondu ses rivaux. Bien qu’il n’eût pas encore donné la mesure de son talent, Rubens avait pressenti l’avenir qui lui était réservé. Il rencontrait d’ailleurs chez ce jeune homme toutes les grâces de l’éducation et de la personne jointes à une extrême modestie, légalement épris de leur art, ils étaient bien faits pour s’entendre, et l’admiration passionnée qu’ils professaient tous deux pour l’école vénitienne était entre eux un lien de plus. Avec quel charme et quel abandon ils pouvaient s’entretenir de tant de sujets qui les intéressaient, échappant ainsi aux contraintes et aux ennuis de la cour ! On aime à se les représenter devisant en présence de leurs tableaux préférés, ou chevauchant à côté l’un de l’autre, durant l’excursion qu’ils firent ensemble à l’Escorial et dont, vers la fin de sa vie, Rubens se plaisait à rappeler le souvenir toujours vivace à son ami Gerbier[1], à propos d’un croquis qu’il avait à ce moment dessiné sur place d’après l’église Saint-Laurent. C’était, comme il le dit, l’extravagance du sujet qui l’avait séduit, bien plutôt que la beauté de « cette montagne haute et verte, fort difficile à monter et à descendre, ayant quasi toujours comme un voile autour de sa tête, avec les nuées bien bas dessous, demeurant, en haut, le ciel fort clair et serein. » Ce paysage désolé, ces belles horreurs, ainsi qu’on disait alors en France, n’étaient pas pour charmer Rubens et les grasses campagnes des Flandres, avec leurs prairies opulentes et leurs moissons dorées, faisaient bien mieux son affaire. Velazquez, au contraire, aimait l’aspect de ces rudes sommets, dont plus d’une fois il nous a montré au fond de ses tableaux les cimes neigeuses et l’âpre tristesse. À cette divergence des goûts, répond une différence profonde entre le talent des deux maîtres. Alors que Rubens, élevé dans le culte du passé, s’enferme dans le palais du roi d’Espagne et, sans chercher à étudier une contrée nouvelle pour lui, ni des types cependant bien faits pour l’intéresser, copie sans relâche les œuvres de Titien, Velazquez, au contraire, n’a jamais consulté que la nature, et c’est d’elle seule qu’il s’inspirera

  1. Lettres du 15 mars et d’avril 1640.