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Cependant, plusieurs années passèrent encore sans que Gœthe se décidât à compléter son œuvre. Il nous avec Schiller l’intime amitié dont nous avons tâché précédemment de marquer le caractère. Schiller, qui avait été frappé des beautés du Fragment, pria l’ami qu’il admirait de lui communiquer les morceaux restés inédits de l’œuvre inachevée : « J’avoue que ce que vous avez déjà fait imprimer de cette pièce me semble le torse d’Hercule, écrit-il le 29 novembre 1794. Dans chaque scène, on reconnaît toute la force, toute la plénitude d’un grand maître, et je voudrais suivre aussi loin que possible la nature grandiose et hardie qui respire dans cet ouvrage. » Gœthe s’excuse de ne pas se rendre à ce vœu : il n’ose « délier le paquet » de ses feuilles manuscrites, car, dit-il, « je ne pourrais copier sans corriger et finir, ce dont je ne me sens pas encore le courage. » Quelque temps plus tard (2 janvier 1795), Schiller revient à la charge ; puis il obtient la promesse d’un morceau de Faust pour les Heures, promesse qui ne fut point tenue. Ce n’est qu’en 1797 que Gœthe lui annonce qu’il va se remettre à son œuvre, non pour l’achever, explique-t-il, mais pour en « pousser plus loin une bonne partie. » Et il ajoute (22 janvier) : « Maintenant, je voudrais que vous eussiez la bonté de penser à cet ouvrage pendant une de vos nuits d’insomnie, et de me dire ce que vous exigez de l’ensemble : vous continueriez ainsi, en vrai prophète, à me raconter et à m’expliquer mes propres rêves. » Schiller répond avec son habituel dévouement à cette invitation, courrier par courrier : « Il ne me sera pas facile de vous dire ce que j’attends et désire trouver dans Faust. Je chercherai toutefois à saisir dans cette œuvre le fil de vos idées ; et si je ne puis y réussir, je m’imaginerai que j’ai trouvé par hasard les fragmens de Faust, et que j’ai été obligé de compléter ces lacunes. Pour le moment, je me borne à vous dire que la pièce de Faust, malgré sa poétique individualité, ne peut se soustraire aux exigences que lui impose sa signification symbolique, ainsi que vous le pensez sans doute vous-même. On ne saurait perdre de vue le caractère double de la nature humaine, et l’essai vainement tenté de réunir dans l’homme le terrestre et le divin. D’un autre côté, comme la fable tend et doit tendre vers un foyer de lumière où toute forme disparaît, on ne veut pas s’arrêter au sujet même, on veut être conduit par lui à l’idée. En un mot, ce que l’on demandera à Faust, c’est d’être à la fois philosophique et poétique. Vous aurez beau faire, la nature du sujet vous forcera