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devait avoir pour théâtre l’intérieur d’une vieille cathédrale. Là, des diables tenaient conseil et racontaient leurs exploits : l’un avait incendié une ville ; un autre, ruiné une flotte ; un troisième, dédaigneux de tels passe-temps, se vantait d’une œuvre plus difficile : il était parvenu à enivrer un saint, que l’ivresse avait conduit à l’adultère et au meurtre. Le nom de Faust tombait alors dans l’entretien. On le jugeait à l’abri de la tentation. Néanmoins, le troisième diable s’engageait à le livrer, en vingt-quatre heures, à l’enfer. « A présent, disait un des démons, il travaille aussi à la lumière de sa lampe et fouille dans la profondeur de la Vérité. Trop de curiosité est une faute, et d’une faute, quand on s’y livre avec trop de complaisance, peuvent sortir tous les vices. » Une notice, publiée après la mort de Lessing par une des personnes qui avaient eu connaissance de son manuscrit, le capitaine von Blankenburg, nous apprend en outre qu’au dénouement, au moment où les démons, se croyant vainqueurs, entonnent un chant de triomphe, une voix leur criait du ciel : « Ne triomphez pas ! vous n’avez pas vaincu l’humanité et la science, la divinité n’a pas donné à l’homme le plus noble des besoins pour le rendre éternellement malheureux. Ce que vous avez vu et croyez posséder maintenant n’était qu’un fantôme. » Le sens un peu obscur de cet oracle trouve une explication dans une autre notice publiée deux ans plus tard par le professeur Engel, de Berlin : la tentation se « serait opérée sur un fantôme que le vrai Faust endormi contemple dans un rêve ; en sorte que les démons seraient trompés, et que Faust serait averti du péril où est son salut. » Ce sont là des données intéressantes : mais Lessing, dont les conceptions dénotaient toujours une si belle élévation de pensée, manquait du talent qui réalise ; et l’on ne peut s’empêcher de croire que sa pièce n’aurait jamais été au Livre populaire que ce que son Nathan le Sage est au conte des Trois anneaux. Tout ce qu’il faut donc retenir de sa tentative, c’est l’attrait qu’eut pour lui la légende de Faust et le sens qu’il lui donna. Notons encore, et surtout, que son Faust devait être sauvé, malgré la légende, le livre populaire, la pièce de Marlowe, etc. M. Kuno Fischer, dont les commentaires ne sont pas toujours aussi heureux, explique avec beaucoup d’intelligence la portée de ce changement capital : le Faust de Lessing, précurseur de celui de Gœthe, lui apparaît comme une sorte de moderne Prométhée, dont les rapports avec le génie du XVIIIe siècle sont tels que furent ceux du Faust de la légende