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l’odeur acre de la poudre ; un tohu-bohu d’images ardentes l’assaillait… le cheval échappé, le petit lieutenant blessé de Styring, les pièces enlevées par les chevaux à grands coups de reins, la retraite, la déroute… Il en revenait toujours là. Il éprouvait une plaie d’orgueil à vif, comme si l’humiliation de tant d’hommes s’ajoutait à la sienne. Il connut qu’il y a des douleurs collectives, dont l’intensité dépasse les pires souffrances de l’individu. Il se sentait alors Français jusqu’aux moelles. À l’idée que les lourdes bottes de l’ennemi foulaient en cadence le sol de la patrie, il lui sembla qu’elles lui piétinaient le cœur. La route paisible du Kreutzberg ondulait devant lui, avec les talus verts, le tourbillon de moucherons, le grand silence, tout ce qui, à ce moment d’attente, si près du combat, lui avait donné la sensation profonde du pays qui vous appartient, qu’on aime, et qu’on garde, parce qu’il y fait bon vivre, et qu’en sa plus petite tige d’herbe, sa moindre parcelle de terre, tiennent mille sentimens obscurs, invétérés. Battus ! Quelle rage !

Et l’on reculait sans combattre ! Ladmirault, Bazaine, Bourbaki, Canrobert, intacts ! Châlons, du coup ; Châlons, quand on pouvait tenir sous Metz ! L’armée démoralisée, la France ouverte ! Il sentit en lui toutes les forces du meurtre, toute l’ivresse de la bataille. Voyons, rien n’était perdu ! On les reconduirait, les Allemands ! Tout à coup son cœur creva, de pitié soudaine. Il venait de penser aux Bersheim, au lieutenant de cuirassiers, au sergent-major de zouaves, André, Maurice… Pauvres gens !

Une main se posa sur son épaule : le colonel Laune venait de l’appeler sans qu’il entendit :

— De nouveaux ordres de mouvement. On porte les troupes à Saint-Avold. Le projet de Châlons est abandonné.

Et comme Du Breuil le regardait avec stupeur :

— Oui, reprit Laune amèrement. On ne se pique pas de suite dans les idées !… Mais, cette fois, on a raison. La retraite était désastreuse. Il n’y a qu’à tomber vigoureusement sur l’ennemi avec Bazaine, Ladmirault, la Garde…

Il baissa la voix :

— Quand on pense que nous avons été battus, battus, avec de pareilles troupes ! Car voyez-vous, le bras est solide, c’est la tête qui est malade… Il nous manque un homme !

Et lui qui ne parlait jamais, il confia à Du Breuil que, ce matin même, le premier aide-major, dans une entrevue secrète,