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sympathie ? Avaient-ils, au contraire, envisagé les éventualités possibles, et s’étaient-ils liés l’un à l’autre en vue des plus redoutables d’entre elles ? Amis, certes, ils l’étaient ; mais étaient-ils alliés ? Ils l’étaient au même titre que l’Allemagne est alliée de l’Autriche et de l’Italie, et probablement dans des conditions analogues. C’est ce qui ressort avec évidence des toasts prononcés à bord du Pothuau.

L’histoire de l’alliance franco-russe sera écrite un jour. On saura alors d’une manière plus précise comment et par qui elle a été faite du côté français ; mais, du côté russe, on sait depuis longtemps à qui en revient l’initiative et l’honneur. L’empereur Alexandre III a tout fait. Il a voulu l’alliance, il l’a préparée et exécutée. Son règne de quelques années aura par-là une importance historique considérable. Ce qui a caractérisé ce souverain, assurément très éclairé, très généreux, infiniment libre d’esprit, c’est une absence absolue de préjugés et un bon sens politique simple, ferme et résolu. Il avait on ne peut mieux compris l’histoire de l’Europe, depuis que l’hégémonie allemande s’exerçait sur elle, et il avait fait un bilan très exact des avantages et des inconvéniens qui en étaient résultés pour son empire. Dans le compte de l’actif et du passif, ce n’est pas le premier qui l’emportait. Nulle puissance en Europe n’a fait plus que la Russie pour aider à l’accomplissement de l’unité germanique entre les mains de la Prusse, et nulle n’en a moins profité. L’Autriche s’est vantée autrefois d’étonner le monde par son ingratitude : ces expressions seraient peut-être excessives si on les appliquait à l’attitude de l’Allemagne à l’égard de la Russie depuis 1870, mais il suffirait de les atténuer un tant soit peu pour les rendre tout à fait exactes. La Russie a éprouvé une grande déception au Congrès de Berlin, en 1878, et cela par le fait de l’Allemagne de M. de Bismarck encore plus que de l’Angleterre de lord Beaconsfield, — avec la différence que l’Angleterre ne lui devait rien et que l’Allemagne lui devait beaucoup. Depuis cette époque, M. de Bismarck s’est expliqué maintes fois à ce sujet. Il lui était resté dans l’esprit une préoccupation constante qui le portait à se justifiera l’égard de la Russie. Il le faisait le plus souvent avec un sérieux qui n’allait pas sans émotion, et quelquefois aussi avec une accumulation d’argumens où l’on pouvait démêler quelque ironie. Le dernier grand discours politique qu’il ait prononcé devant le Reichstag, à la date du 6 février 1888, est un long et merveilleux plaidoyer où il use, pour se disculper du reproche qui l’obsédait, de toutes les ressources de son esprit puissant et caustique. « Pendant le congrès de Berlin, disait-il, je m’acquittai de mon rôle, — sans préjudice pour nos