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ouverte à tous les sentimens qui font l’honneur de notre fin de siècle. A qui fera-t-on croire qu’il ait renouvelé les pratiques d’une époque de barbarie ? Non, assurément. Mais une légende sinistre a été faite de toutes pièces ; elle a été répandue dans les milieux où elle devait le plus facilement et le plus aveuglément être acceptée ; au moment même où M. Canovas tombait sous une balle meurtrière, elle était propagée à Paris même, dans une réunion publique ; elle y suscitait des cris de colère et de vengeance. L’assassin de Santa-Agueda a déclaré qu’il n’avait pas de complices, et peut-être a-t-il dit la vérité. Le meurtre qu’il a commis ne suppose pas nécessairement un complot. En attendant qu’il fît d’autres victimes, il a pu être lui-même celle du milieu particulier où il vivait. On a vu, dans tous les temps et dans tous les pays du monde, s’exercer des influences de ce genre sur des têtes d’autant plus violentes qu’elles étaient plus faibles. Une atmosphère surchauffée agissait sur toutes, jusqu’au moment où l’une d’elles venait à éclater. Alors un homme se levait et commettait un homicide, quelquefois même un suicide. Nous ne nions pas la responsabilité individuelle de l’assassin, mais la responsabilité principale n’est pas toujours dans l’instrument qui opère. Caserio a tué matériellement M. Carnot ; mais qu’est-ce que Caserio ? Angiolillo, — si tel est son nom, — a tué M. Canovas ; mais qu’est-ce qu’Angiolillo ? Figures rudimentaires, effacées, aux traits indistincts, confus et sommaires. En savent-ils beaucoup plus long que le couteau ou le pistolet dont ils se servent ? Ils ont l’inconscience et malheureusement la puissance d’un élément déchaîné. Dans un monde où ils se trouvent mal, ils accusent tout le monde de leur souffrance, et ne connaissent que le meurtre comme remède. Grâce à la propagande mystérieuse de l’exemple, ils constituent, au moment de l’histoire où nous sommes, un incontestable danger social. Ils ont versé le plus noble sang à Saint-Pétersbourg, à Lyon, à Santa-Agueda. Ils ont essayé d’en répandre sur d’autres points encore. Peu importent leurs noms individuels : ils s’appellent tous l’anarchie.

C’est le côté général par lequel la brusque tragédie de Santa-Agueda intéresse le monde entier : elle touche l’Espagne d’une manière plus directe et plus intime. Aujourd’hui qu’il n’est plus, et que l’atrocité de sa mort a fait taire autour de lui l’esprit de parti, tout le monde rend justice à M. Canovas. Il a été incontestablement un des citoyens les plus éminens et les plus utiles de son pays. Parmi les hommes d’État espagnols, il occupait une place particulière, non pas qu’il fût supérieur à tous les autres par des qualités que quelques-uns