Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 142.djvu/585

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Je vous ai dès longtemps justement appelée de ce grand nom, vous qui êtes plus qu’une mère pour moi et remplissez le sanctuaire de mon cœur, où la Mort vous a installée en affranchissant l’âme de ma Virginie.

« Ma mère, ma propre mère, qui mourut de bonne heure, n’était que ma mère, à moi ; mais vous, vous êtes la mère de celle que j’aimais si tendrement,

« Et ainsi, vous m’êtes plus chère que la mère que j’ai connue, de tout un infini, — juste comme ma femme était plus chère à mon âme qu’à celle-ci sa propre essence. »

Après la mort de Virginie, les ténèbres s’épaississent autour de Poe. Il n’y a plus de répit, plus d’épisode rafraîchissant.


IV

Il vécut dans une retraite farouche les premiers temps de son veuvage. Il marchait beaucoup, rêvait beaucoup et ne buvait que de l’eau ; mais il était trop tard pour fuir la catastrophe finale. Depuis longtemps, il suffisait d’un verre d’une boisson forte pour lui donner la fièvre, le délire et des souffrances aiguës. Une agitation maladive le chassait de nuit hors de la maison, par les plus grands froids, enveloppé dans le manteau militaire et cramponné à la tante Clemm, qui faisait les cent pas avec lui jusqu’à ce qu’elle tombât de fatigue. Les rares personnes qui l’approchaient sentaient poindre la démence. Les signes précurseurs du delirium tremens étaient visibles ; ils n’attendaient qu’un accident pour éclater, et il était impossible que l’accident n’arrivât pas.

Au mois de décembre, la pièce de vers intitulée Ulalume parut dans une revue, après avoir été refusée par une autre. Elle raconte l’histoire intérieure d’Edgar Poe durant cette année tragique, et comment il avait failli manquer au serment de fidélité imprudemment accepté par Virginie mourante, « car était-elle autre chose qu’une enfant ? » Mais le souvenir de la morte avait triomphé de l’aube d’un sentiment nouveau : « Les cieux, ils étaient de cendre et mornes ; les feuilles, elles étaient crispées et desséchées ; elles étaient flétries et desséchées. C’était la nuit, dans l’Octobre solitaire d’une année qui, pour moi, n’a plus de place dans le temps. C’était tout près du lac brumeux d’Auber, dans l’humide