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poésie, son but, ses limites, le but et les limites de la fiction en prose. Il avait déjà commencé le patient travail sur lui-même qu’il poursuivit sans relâche jusqu’à sa mort, et qui finissait quelquefois par effacer de ses œuvres jusqu’aux dernières traces de spontanéité. Edgar Poe a beaucoup écrit, et peu créé. Il se refaisait indéfiniment, avec un goût très sûr, disent les critiques américains qui ont pu comparer entre elles les versions successives du même conte, réimprimées çà et là et quelquefois avec d’autres titres ou sous une autre signature. En Europe, nous sommes privés de le connaître dans la liberté de son premier jet[1], et c’est une difficulté de plus pour pénétrer sa laborieuse méthode.


III

Le petit volume de vers de 1831 contient une préface où Poe expose ses idées sur la poésie : « Dans mon opinion, dit-il, un poème diffère d’un ouvrage de science en ce qu’il a pour objet immédiat le plaisir, non la vérité ; et du roman en ce qu’il a pour objet un plaisir imprécis. Il n’est un poème que dans la mesure où ce dernier objet a été rempli. En effet, tandis que les images présentées par le roman éveillent des sensations précises, celles de la poésie doivent donner des sensations imprécises, et, pour atteindre cette fin, la musique est un élément essentiel, car rien n’est moins précis que notre interprétation d’un son harmonieux. Combinée avec une idée qui donne du plaisir, la musique est de la poésie. Sans cette idée, la musique est simplement de la musique ; et l’idée sans la musique est de la prose, par cela même qu’elle est précise. »

Il n’admit jamais qu’il pût exister de vraie poésie sans « l’indéfini de la sensation », pas plus que de vraie musique : « Si vous exprimez avec des sons des idées trop définies, écrivait-il beaucoup plus tard, dans sa maturité, vous enlevez tout aussitôt à la musique son caractère spirituel, idéal, intrinsèque et essentiel. Vous faites évanouir son caractère voluptueux de rêve. Vous dissolvez l’atmosphère de mysticité dans lequel elle flotte. Vous tarissez l’haleine de la fée. La musique devient une idée tangible et facile à saisir, — elle est une chose de la terre : elle est

  1. La grande édition, qui vient d’être publiée à Chicago (Stone et Kimball), et qui est destinée à être définitive, donne toujours le dernier texte. Elle contient toutefois les variantes des poésies.