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qui empêche l’étranger « de jamais élever la voix au-dessus d’un chuchotement très bas. » C’est la seule différence qui existe entre William Wilson et son double, car « sa voix, pourvu qu’il parlât bas, devenait le parfait écho de la mienne[1]. »

Autant le reste de la classe était soumis au despotisme de « l’enfant de génie », autant son double mettait de persistance à le contrarier. Il ne se contentait pas, comme celui de Musset dans la Nuit de décembre, de soupirer en montrant du doigt la colline ou les cieux. Il était la Conscience d’une âme violente, résolue à ne pas céder sans combat à des impulsions inexplicables non moins que honteuses. A toute heure, en tout lieu, il se plaçait entre la faute et le héros du conte, qu’il s’efforçait de retenir, tantôt lui insinuant un bon conseil dans un de ses « chuchotemens significatifs », tantôt lui donnant d’un ton impératif un avertissement solennel. Repoussé avec impatience, et bientôt avec haine, il revenait à la charge et redoublait ses importunités, plus odieuses chaque jour à celui qui ne lui obéissait qu’en frémissant. Ce qu’il serait advenu de William Wilson dans d’autres conditions, avec la direction morale qui lui fit défaut par la faiblesse ou l’incurie des siens, chacun est libre d’en penser ce qu’il lui plaira, selon ses idées et selon sa foi. Abandonné à lui-même, il devint ce qu’est devenu Edgar Poe. Les germes morbides que l’enfant avait reçus en héritage grandirent chez l’adolescent, qui commença à boire. A mesure qu’il s’enfonçait dans le vice, les reproches de « l’autre » lui étaient plus insupportables. Il essayait de fuir ce double abhorré, qui semblait trouver une volupté féroce à lui murmurer à l’oreille sa dégradation. Deux ou trois fois, il crut s’en être délivré ; mais sa conscience refusait de mourir et se réveillait au milieu d’une orgie, ou au moment de commettre une mauvaise action. Cette lutte monstrueuse est racontée par Poe avec une passion émouvante. Son William Wilson fuit de contrée en contrée dans une « agonie d’horreur », comme jadis Caïn sous la malédiction de l’Eternel, et ne trouve nulle part de sûreté contre la voix qui « pénètre la moelle de ses os. — Je fuyais en vain. Ma destinée maudite m’a poursuivi, triomphante, et me prouvant que son mystérieux pouvoir n’avait fait jusqu’alors que de commencer. A peine eus-je mis le pied dans Paris, que j’eus une preuve nouvelle du détestable intérêt que

  1. Les italiques ne sont pas de nous.