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jamais il n’a conçu d’action aussi intérieure, aussi indépendante des causes et des influences du dehors. Les raisons de ce cœur de femme sont bien de celles que la raison ne connaît pas. Quel héros, quelle héroïne de Wagner aimera jamais comme Senta ? Sera-ce Elisabeth ? Sera-ce Brunnhilde ? Sera-ce Parsifal lui-même ? Par tendresse ou par pitié, tous ils se dévoueront ; mais à des êtres vivans, réels, et qu’ils auront connus, aimés, au moins vus souffrir. Du Vaisseau Fantôme, au contraire, toute réalité, toute personnalité parait absente. L’objet, sinon le sujet, se dérobe au sentiment. Un des commentateurs les plus pénétrans de Wagner ne s’y est pas mépris. Il a signalé ce qu’il y a d’abstrait dans la passion maîtresse qui conduit le drame et possède l’héroïne. « Absolu, inexpliqué, inexplicable, tel est le dévouement de Senta. Au point de vue de la psychologie dramatique, il y a là une lacune, une sensible insuffisance : nul enchaînement d’états moraux ne nous est présenté ; il nous faut admettre une situation extraordinaire, conclusion de développemens inconnus, ou la repousser immédiatement… Nous avons peine à croire que la contemplation d’un portrait et la méditation d’une légende amènent une humble jeune fille à des résolutions aussi terribles que celles dont nous allons voir l’accomplissement. Il est déraisonnable qu’elle se livre à une telle folie d’héroïsme, qu’elle se voue d’avance au salut d’un personnage mystérieux, nié de quelques-uns, redouté de beaucoup, qui ne viendra sans doute jamais, qui, logiquement, naturellement, ne peut venir. » — Mais, sur le point de blâmer son maître, le disciple fervent que nous citons se dérobe ou du moins se reprend. Il justifie, que dis-je ? il glorifie Wagner de ce dont il avait commencé par lui faire un reproche. « L’étonnant exploit de Wagner est de ne pas avoir tenté d’atténuer, par de vaines apparences, cette incompréhensibilité de la passion qui anime Senta. Hardiment, il s’est attaqué à l’impossible : l’enthousiasme de Senta, que notre esprit refusait d’accepter, se prouve à notre cœur par le sacrifice même qu’il provoque et qui se réalise à nos yeux. Notre pensée hésite, notre raison proteste ; le fait triomphant de l’amour, qui n’a pas besoin d’argumens pour se justifier, annule nos objections et nos réserves : l’absolu peut négliger le relatif[1]. »

L’absolu, voilà le vrai mot qui résume le drame et la figure principale. Ainsi le premier élan de Wagner l’a porté plus loin que depuis il ne devait jamais atteindre. Auprès du Vaisseau Fantôme, les œuvres

  1. M. Alfred Ernst : L’art de Richard Wagner. — L’œuvre poétique ; Paris, E. Pion, Nourrit et Cie, 1893.