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Le trait particulier de l’héroïne wagnérienne est une pitié plus tendre, un ressentiment plus intime de la souffrance d’autrui. Cette partition fort inégale du Vaisseau Fantôme, ou plutôt ce rôle de Senta, le plus intéressant, renferme quelques accens de compassion, de charité véritablement exquis. Ils sont peu nombreux, car la figure musicale n’est qu’ébauchée, mais ils suffisent. Tels sont les premiers mois de la jeune fille, répondant après un long silence au babil moqueur des fileuses : Pourquoi m’avoir conté son histoire ? Pourquoi m’avoir dit qui il est ? Oh ! que certaines notes, certaines appoggiatures pèsent ici lourdement ! Comme cette phrase tourmentée rend bien le tourment de ce cœur ! Plus on étudie le second motif de la ballade, plus on admire le sortilège des sons, et que si peu de matière — une altération de mouvement et de tonalité — puisse contenu" et exprimer tant de sensibilité, tant d’âme. Il n’est pas jusqu’à la plus simple formule, à cet ornement du discours musical appelé grupetto, qui ne prenne ici pour la première fois une valeur et comme une physionomie particulière. Wagner aima toujours cette fioriture légère, ce bouquet de notes qu’il ne dédaigna pas de suspendre à quelques-unes de ses plus belles mélodies. Des grupettos accompagnent les pudiques aveux d’Elisabeth au début du duo du second acte de Tannhauser, Par un grupetto s’achève la première phrase d’amour du grand duo de Lohengrin. Au second acte de Lohengrin encore, des grupettos enveloppent et fleurissent l’adorable remontrance d’Eisa à Ortrude. Il semble que pour Wagner cette figure musicale soit demeurée jusqu’à la fin le signe ou le symbole préféré de la sympathie, de la confiance, de tout l’ordre enfin des sentimens bienveillans et affectueux.

Un seul instant la pitié rêveuse de Senta s’exalte jusqu’au transport. La ballade s’achève par un élan d’enthousiasme, et ce court passage est peut-être dans tout l’opéra l’unique application du leitmotiv véritable. Partout ailleurs les thèmes sont plutôt rappelés. Mais ici le motif subit une altération de mouvement et de rythme ; une transformation musicale correspond à la transformation du sentiment, et cette correspondance est le principe même du leitmotiv tel que Wagner le pratiquera désormais.

Le Vaisseau Fantôme n’est pas seulement le premier opéra où domine un sentiment cher à Wagner : la pitié ; c’est aussi le premier qui soit une œuvre de sentiment pur, une œuvre toute psychologique et morale, strictement conforme à l’idéal que Wagner venait d’apercevoir et de faire sien à jamais. En nul autre de ses drames Wagner n’a réduit ainsi l’intérêt aux plus secrets mystères de l’âme ;