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s’en informe et s’en mêle avec un zèle qui va jusqu’à l’indiscrétion. Franche jusqu’à la brutalité, il lui arrive de manquer de tact, d’une façon qui étonne de la part d’une habile maîtresse de maison et qui aussi bien à ce degré est rare. Chargée auprès de Rulhière d’une négociation difficile, elle lui proposa aussitôt de l’argent, et n’obtenant pas de réponse, se hâta d’ajouter : « En voulez-vous davantage ? » Elle dit à Suard : « Quand on n’a pas d’argent, on ne doit pas avoir de fierté. » Des mots de ce genre sont regrettables, attendu qu’ils ne dénotent pas seulement une dérogation aux convenances et usages du monde. Mais on ne les reprochait pas à Mme Geoffrin ; car, en dépit de sa rudesse à morigéner ses amis et de sa mollesse à les défendre, on la savait sans méchanceté. On ne s’étonnait pas davantage que le commerce de la société polie n’eût pas chez elle atténué les saillies trop vives du caractère. Mme Geoffrin n’était pas de celles qui s’assimilent à un milieu nouveau. Quand la nature se marque en traits si fortement accentués, en essayant de la corriger on n’arriverait qu’à la gâter.

Pendant de longues années Mme Geoffrin mena l’existence cossue et modeste des bourgeoises d’autrefois ; son mari lui savait gré du bonheur solide qu’il lui devait. Mais Mme Geoffrin n’aurait été ni la bourgeoise qu’elle était, ni une femme de son temps, si elle n’avait eu le désir de s’élever. Elle allait chez sa voisine Mme de Tencin, intrigante qui finissait en précieuse ; l’ambition lui vint de recueillir sa succession. C’est alors que l’intérieur de M. Geoffrin va devenir précisément celui du bonhomme Chrysale. Le pauvre homme essaya bien de s’opposer à l’invasion des beaux esprits. Il résista, mais avec plus de violence que de continuité. Finalement, ayant reconnu qu’il n’était pas le plus fort et que de son côté n’était pas la toute-puissance, il se résigna, sauva ce qu’il put en surveillant la dépense, assista aux dîners et se borna à ne pas desserrer les dents au milieu de conversations dont l’allure l’effarouchait et le bruit l’assourdissait. C’est jusqu’où alla l’effort de son mécontentement : il eut l’énergie de bouder. On tâche aujourd’hui de « réhabiliter » M. Geoffrin. On proteste contre la réputation de sottise que lui ont faite les hôtes de sa femme. On montre qu’il était non seulement très estimable, mais entendu en affaires hardi même dans les spéculations et que c’est lui qui apporta la fortune. Tout cela est exact, et il n’est pas douteux que les philosophes ne se soient vengés de sa sourde hostilité en forgeant contre lui ces plaisanteries énormes qui depuis n’ont cessé de traîner partout. Et pourtant on ne parviendra pas à ramener vers lui la sympathie que lui