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et spes « la respiration, le soulagement », le nom de l’espérance en latin.

C’est ainsi qu’en remontant dans le passé, on trouve sur son chemin des conglomérats sémantiques qu’il a fallu des siècles pour débrouiller. La chose n’est pas encore entièrement faite aujourd’hui. La différence entre sentir et penser est aujourd’hui marquée dans les verbes, mais elle paraît à peine dans le substantif sentiment. Aussi l’adjectif sensible, qui appartient en français à la partie affective de l’âme, a-t-il pu prendre en anglais l’acception d’« intelligent, raisonnable ». On sait qu’en latin sentio appartient plutôt à la pensée, comme on le voit par des composés tels que dissentio, consentio, et par des dérivés comme sententia.

Plus les mots sont voisins par la forme, plus ils sont une invite à la répartition. Voici une sentence, à première vue assez extraordinaire, qui nous a été conservée par Varron : Religentem esse oportet, religiosum nefas. Les deux mots religens et religiosus, étymologiquement synonymes, sont opposés entre eux. Le sens du proverbe est que la religion est une bonne chose, mais non pas la superstition. Il y a une sorte d’élégance, à laquelle le peuple n’est nullement insensible, à différencier ainsi des mots qui sonnent presque de même.

Les besoins de la pensée sont le premier agent de la répartition. C’est ainsi que le grec et l’allemand se sont rencontrés en faisant la différence de Mann et Mensch, de ἀνήρ et ἄνθρωπος.

Entre ἀνήρ et ἄνθρωπος, il n’y avait originairement aucune différence de sens : l’un signifiait « homme », l’autre « qui a visage d’homme. » Homère, parlant des Éthiopiens qui habitent à l’extrémité de la terre, les appelle ἐσχατοι ἀνδρῶν. Mais une antithèse dont l’occasion ne pouvait manquer de se présenter a fait que peu à peu ils se sont distingués l’un de l’autre et qu’ils ont été opposés l’un à l’autre. Hérodote, parlant de l’armée des Perses, dit qu’aux Thermopyles Xerxès put s’apercevoir ὅτι πολλοὶ μὲν ἄνθρωποι εἶεν, ὀλίγοι δὲ ἄνδρες. La distinction est ensuite devenue familière aux Grecs. Xénophon, traitant de l’amour de la gloire qui fait le prix de la vie, ajoute qu’à cela les hommes se reconnaissent : ἄνδρες ϰαὶ οὐϰέτι ἄνθρωποι μόνον νομιζόμενοι. Rien, ni dans le sens étymologique de ἀνήρ, ni dans celui de ἄνθρωπος, ne les prédestinait à cette opposition[1].

  1. C’est l’adjectif (ἄνθρωπος, ayant d’abord été adjectif) qui prend la signification la plus générale. Il en est de même pour Mann et Mensch. Il en est de même aussi, en français, pour les hommes et les humains.