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il voit bien qu’ils ne sont pas assez nombreux pour qu’on puisse tirer d’eux tout ce qu’on a besoin de savoir. Le grand siècle commence à peine, les excellens écrits sont rares ; c’est donc de la parole parlée qu’on doit tirer les règles du langage plus que de la parole écrite. Malheureusement on ne parle pas partout de la même manière, surtout à cette époque. Il ne s’est pas encore formé une langue commune, qui soit celle de tous les honnêtes gens. La société française se compose de classes et de professions distinctes, qui ont chacune leur façon de vivre et de s’exprimer. Il y a la langue du palais, celle de l’Eglise, celle de l’université, et bien d’autres encore. Entre toutes, Vaugelas choisit sans hésiter la langue de la cour. Ce choix devait paraître singulier à beaucoup de monde ; la Cour n’avait pas conquis encore, pour les choses de l’esprit et du bon goût, cette prédominance qui lui a été plus tard attribuée. Les savans, les lettrés, les poètes, dont on écoutait la parole avec respect, dont on applaudissait les bons mots et les vers, à l’hôtel de Rambouillet ou dans les salons qui s’étaient formés sur ce modèle, traitaient fort mal d’ordinaire les gens qui fréquentaient la cour. Trente ans après, Molière est encore obligé de les défendre contre ceux qui ne leur pardonnaient pas d’avoir eu la sottise d’applaudir l’Ecole des Femmes. « Sachez, disait-il, qu’ils ont d’aussi bons yeux que d’autres ; qu’on peut être habile avec un point de Venise et des plumes aussi bien qu’avec une perruque courte et un petit rabat uni ; que la grande épreuve de toutes vos comédies, c’est le jugement de la cour ; qu’il n’y a point de lieu où les décisions soient si justes, et que, du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde, on s’y fait une manière d’esprit, qui sans comparaison juge plus sainement des choses que tout le savoir enrouillé des pédans. » Vaugelas, du premier coup, avait deviné tout ce que dit ici Molière. Il connaissait très bien la cour ; ses fonctions l’y attachaient, et un goût particulier l’attirait vers elle. Il y avait vécu trente-cinq ou quarante ans de suite. Observateur de nature, grammairien de passion, il s’était vite aperçu que les gens de son temps parlaient beaucoup mieux qu’ils n’écrivaient. Il n’en était ni surpris, ni choqué, « car enfin la parole qui se prononce est la première en ordre et en dignité, puisque celle qui est écrite n’est que son image, comme l’autre est l’image de la pensée. » Il trouva donc un grand plaisir et un grand profit à entendre les courtisans parler. Il remarqua que ceux mêmes dont